Circulez, y’a rien à dire pour le voyageur d’affaires

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Je viens d'apprendre avec horreur que nos ados passaient l'équivalent d'une journée par semaine sur leur smartphone. Les effets de l'âge, voire du gâtisme précoce, me conduisent à penser que les visions intergénérationnelles ne sont pas faciles à comprendre. Loin de moi l'idée de juger. Je m'interroge juste sur la suite.

Tous les lecteurs, filles ou garçons, se souviennent des années "internet free". Et pour cause: le réseau n'existait pas. On a tous en mémoire ces longues opérations téléphone au retour de l'école, ponctuées de la sentence maternelle: "Mais raccroche, vous venez à peine de vous quitter!" ou de sa variante "Mais qu'est-ce que vous avez donc de si important à vous dire pendant des heures". A si Maman savait ce que la vie d'un ado renferme comme secrets !

On se rappelle aussi, lors de nos premiers émois amoureux, la scène du "Raccroche toi en premier, non toi, non toi….". On peut dire ce que l'on veut, mais la naïveté des échanges (un peu mièvres il est vrai) avait le mérite de nous faire parler avec l'autre. D'échanger par ce qui fait la suprématie de l'homme sur l'animal (je n'ai pas dit l'intelligence) : la parole. Aujourd'hui on "smsise". Prémices de la solitude confortée du voyageur.

C'est une conférence à Toronto, en octobre dernier, qui a attiré mon intérêt. Le sujet: "Quand la technologie simplifie la vie quotidienne sans le montrer". Un peu pompier et éculé, j'en conviens. On a évoqué la domotique sous toutes ses formes (y compris les plus loufoques), les déplacements privés ou professionnels, le travail quotidien. Bref, la vie de tous les jours. Les actes du colloque concluent par cette phrase terrible: "Bientôt, nous n'aurons plus besoin de parler pour obtenir ce que nous voulons". Un retour aux sources de l'humanité ou le grognement était le maximum de ce que nous pouvions produire pour échanger. Je mets de côté la massue, argument solide pour argumenter la contestation.

En regardant le voyage d'affaires, je me dis que globalement, nous n'en sommes pas loin. Si je crois aux vertus de la commande vocale, force est de constater que nous n'avons plus grand-chose à dire sur le parcours d'un déplacement professionnel. Détaillons plus précisément la chaîne :

-    Dans le taxi, réservé sur iPhone et facturé directement par la société à l'entreprise. Il suffit de dire son nom pour que la voiture démarre. Magique.
-    A l'embarquement de l'avion, la boarding pass éditée au bureau sert de sésame. Vu que la Police des Frontières ne dit quasi jamais bonjour à celles et ceux qu'elle contrôle, inutile de se fatiguer. L'arrivée au salon se fait naturellement. Je tends ma carte et j'attends le classique "bienvenue" qui m'ouvre la porte des lieux. Toujours pas un mot. En vol, si je n'ai besoin de rien… Inutile de dépenser un mot pour le dire. J'entre et je sors de l'avion avec un simple geste de la tête qui veut dire au revoir ou bonjour. De toute façon, casque sur les oreilles je n'entends rien.
-    Idem en train, j'ai mon "tag billet" sur mon Apple Watch. Une fois prononcé le "contrôle des billets, s'iou plait" je tends le poignet et hop, je suis validé. Au pire, je peux grogner si le contrôleur m'a réveillé.
-    A l'arrivée, la navette comme le taxi m'attendent. Je tends l'adresse et c'est parti. J'ai juste à dire "gardez la monnaie" si je paye en liquide.
-    A l'hôtel j'ouvre la porte avec mon smartphone. La réception ? Quelle réception ?

Vous l'aurez compris, cette liste (volontairement simplifiée et exagérée) est valable pour le retour. Si je suis économe, moins de 10 mots. Toute l'ambiguïté est résumée dans cette phrase : "Pourquoi parler quand la machine le fait pour moi ?". Une torture pour le bavard que je suis, toujours prêt à commenter ou échanger.

Oui je sais, je suis un peu coupable. Je passe mon temps à valoriser la techno. Je la détaille et la magnifie à longueur de lignes. Je l'aime et j'apprécie ce qu'elle sait faire. Je cite souvent à mes amis cette phrase d'Einstein "Je crains la mort, non pas pour les conséquences mais parce qu'elle m'empêchera de voir ce que le monde inventera". Tout est dit.

Que dois-je faire pour me donner bonne conscience ? Réaffirmer que la techno n'est qu'un outil qui ne doit pas pénaliser le dialogue et les échanges. Voilà, c'est fait. Mais sachez que c'est finalement à l'entreprise à réapprendre à parler à ses salariés. Qu'importe les bêtises qui seront dites. S'intéresser à l'autre et parler avec lui, c'est une ouverture sur le monde, une vision intellectuelle et humaniste qui a toujours servie de bases de travail à nos voyageurs d'affaires.

Pierre Barre