Haro sur Lufthansa, c’est un peu exagéré, non ?

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Je suis toujours surpris d'entendre des acheteurs, censés acheter aux meilleurs prix, s'indigner qu'une entreprise puisse facturer des frais de service à tous ceux qui se placent en dehors des outils gratuits proposés par le vendeur. J'ai même entendu des acheteurs de grandes entreprises du CAC 40, dont la société facture les moindres déplacements et conseils, s'étonner de ces 16 € appliqués par Lufthansa pour les achats via GDS, eux qui sont en numéros surtaxés, hors de prix.

Aux USA, depuis dix ans, le service est tarifé en fonction de l'attente du client. Ne nous trompons pas de combat. Le mot "free" est le meilleur outil pour gagner de l'argent. Xavier Niel en a fait son fonds de commerce en retenant une leçon... Si vous devez appeler un service client, tout sera payant. Et cher. Pire, dans la longue liste des intermédiaires, où les fees se cumulent bien au-delà de 16 €, imaginer un court instant que la vente directe ne serait pas attractive est un exercice complexe à un acheteur qui voudrait le justifier. Que dire de ces "signing bonus" qui font que l'on achète des comptes plutôt que de les séduire. Ce qui est bon pour une TMC qui décide seule de ses tarifs et des avantages consentis aux clients ne le serait plus pour une compagnie aérienne ? Balivernes.

Dans l'une de ses chroniques, Scott Gillespie - considéré comme l'un des meilleurs spécialistes au Monde du Corporate Traval - titre sans ambiguïté : "Pourquoi Lufthansa va changer notre industrie. En mieux ?". Dans ce texte, au-delà de l'analyse "loisirs" qui constate que, dans tous les cas, la recherche du meilleur prix est un exercice permanent, Scott reconnaît que dans le business travel la négociation de gré à gré, avec les outils pour l'assurer auprès des voyageurs, est la meilleure arme économique du transport aérien.

A l'évidence, l'annonce de Lufthansa est destinée aux professionnels, d'autant que les agences de voyage "loisirs" oublient un peu vite qu'elles sont censées elles aussi facturer des frais de services. La mise en place de cette politique au moment de la commission zéro n'a pas fait fuir les clients qui savent qu'un service se paye. Et Scott de rappeler que "le débat doit être sur le prix et non sur la seule décision de Lufthansa". D'autant qu'à KDS, l'homme de l'art l'avait rappelé il y a deux ans, "La qualité de l'acheteur n'est pas dans la recherche permanente du meilleur prix, mais dans la certitude de l'obtenir sur le long terme". Sa conclusion était sans appel : dans le transport aérien, plus qu'ailleurs, l'offre ne correspond pas à la demande. "En classe économique, on voit bien que le prix demandé est inférieur au coût réel du transport".  Tout est dit.

On le sait, cette situation déplaît fortement aux GDS, pourtant créés par les compagnies aériennes. Lufthansa bouscule leur modèle économique. Les GDS perdent un monopole qui n'est pas seulement construit sur la facilité d'utilisation et de comparaison, mais aussi, et avant tout, sur la rentabilité du système. Personne ne contestera aux GDS, la bataille qu'ils mènent contre le transporteur allemand. C'est du business, tout simplement. Et Scott Gillespie de préciser "Pourquoi les compagnies aériennes vont gagner? Parce que les GDS fixent leurs prix aux compagnies aériennes dans les contrats pluriannuels, tandis que les compagnies aériennes peuvent modifier leurs prix dans la nuit". En clair, ce tarif le plus bas n'est plus forcément celui du GDS, négocié ou non !

A l'évidence, il faut raison garder et analyser les faits. Oui, Lufthansa a mal goupillé son annonce. Elle n'était pas prête à la vente directe et les retards apportés à la mise à disposition des API est évident. Pire, son site pro a quelques lacunes, énervantes comme le signale un agent de voyage dans la presse. Mais que dire des plaintes déposées contre Lufthansa par les agences de voyages belges ou suisses... Si ce n'est qu'elles manquent cruellement de lucidité? Penser que la Lufthansa a créé une distorsion de la concurrence démontre le peu de lucidité de ces professionnels sur un marché soumis aux pires pressions du client. Ce peu d'intelligence commerciale est surprenant ! Pire, considérer comme les agences de voyage et les tours opérateurs Suisses qu'elle a créé une nouvelle taxe... Alors qu'il s'agit de frais de service, est une grossière erreur de compréhension.

Ne nous leurrons pas, Lufthansa n'est pas un vilain petit canard, montré du doigt par la communauté du Corporate Travel. Tout au plus un précurseur (comme elle l'avait été pour la commission zéro), persuadé que la vente directe n'est qu'affaire de temps. D'autres pourraient suivre plus vite qu'on ne l'imagine. British Airways, Air France, Turkish et une dizaine de compagnies asiatiques travaillent à des API d'accès direct aux stocks, ouvertes aux comparateurs comme aux SBT. C'est l'avenir, quoiqu'en pensent les observateurs chafouins. Au pire, la compagnie allemande fera marche arrière, mais tirera des leçons de l'expérience. Là est son intelligence. Peu ont encore compris qu'un coup d'essai peut, un jour ou l'autre, se transformer en coup de maître.

Philippe Lantris aux USA avec Marcel Lévy