Jean-Luc Grillet d’Emirates: «Nous avons des réponses à apporter à Air France»

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Connu pour son franc-parler et ses prises de position qui bousculent les idées reçues, le patron français d' Emirates Jean-Luc Grillet se dit déçu de la façon dont les entreprises gèrent aujourd'hui leurs contrats Corporate. Pour ce spécialiste du transport aérien, arrivé à l'ouverture du bureau d'Emirates à Paris, la confiance et le réalisme sont les deux éléments essentiels à toute négociation tarifaire avec les acheteurs ou les travel managers. Il ne cache pas qu'il faut parfois bousculer les situations établies pour faire comprendre au client qu'une bonne affaire n'existe que lorsqu'elle est partagée par les deux partenaires. Pour Déplacements Pros, Jean Luc Grillet revient sur les grandes thématiques du transport aérien. Sans langue de bois !


Déplacements Pros : Comment jugez-vous aujourd'hui le travail des Travel managers et des acheteurs voyages en entreprise ?

Jean-Luc Grillet d'Emirates: «Nous avons des réponses à apporter à Air France»
Jean Luc Grillet : Si vous voulez me parler des contrats Corporate, je vous dirais dans quelques instants tout le mal que j'en pense. Mais pour répondre à votre première question, j'insisterais sur le fait que l'approche des Travel Managers en matière de gestion contractuelle avec les compagnies aériennes est encore trop frileuse et ne correspond pas, en termes de résultats, aux efforts tarifaires qu'ils nous demandent. Je pourrais vous citer des dizaines d'exemples où la part de marché d'Emirates sur une destination aussi simple et évidente que Dubaï reste homéopathique malgré les efforts consentis, tout simplement parce que les Travel managers n’ont pas le pouvoir d’imposer une compagnie de référence auprès de leurs voyageurs mais offrent toujours plusieurs limitant ainsi en permanence les profits qu’ils pourraient tirer de leurs accords. Et pourtant, on nous demande toujours : « Quel est le meilleur prix que vous pouvez me faire sur telle ou telle liaison ? ». Notre réponse est immuable : "Quel volume pouvez-vous nous garantir pour bénéficier de ce meilleur prix. Si vous nous garantissez au moins 60 % du trafic sur une ligne que nous desservons, nous pouvons vous faire une proposition sans concurrence". Malheureusement çà ne marche pas comme çà, on nous demande le meilleur prix sans aucun engagement. Au final les TM laissent plusieurs choix aux voyageurs qui décident plus en fonction des avantages consentis par les compagnies (en particulier les miles) qu’en fonction de l’offre tarifaire la plus attractive. L'intérêt personnel du voyageur est alors en contradiction directe avec l'intérêt de l'entreprise.

Déplacements Pros : Et si nous revenions aux contrats Corporate ?

Jean Luc Grillet : Ils sont purement et simplement le reflet de ce que je viens de dire. Quel intérêt d'offrir un bon prix si, au final, la part de marché que nous avons reste minime. Nous gérons aujourd'hui plus de 120 contrats Corporate en France. Pour chacun d'entre eux, nous avons tenté de négocier de façon "gagnante-gagnante" pour un résultat global décevant à quelques exceptions.

Déplacements Pros : On dit de Jean-Luc Grillet qu'il n'est pas facile en négociations et parfois même on vous traite de « voyou » ?

Jean-Luc Grillet d'Emirates: «Nous avons des réponses à apporter à Air France»
Jean-Luc Grillet : Je ne suis pas un voyou, je suis responsable en France d'une entreprise aérienne qui travaille sur des règles saines et simples. Si vous ne faites pas de chiffre d'affaires avec Emirates pendant plus d’un an, nous vous l’émission au BSP. Si nous avons un incident de paiement, là aussi nous suspendons l’émission au BSP mais nous émettons pour vous sans frais. Ces règles passent mal parfois mais c’est juste la bonne gestion d’une compagnie qu’on m’a confiée.

J'ai la même rigueur dans les négociations que je mène. Je veux bien faire tous les efforts demandés à condition que ce ne soit pas simplement pour le plaisir de négocier. Pour avoir un bon prix, il faut avoir quelque chose à proposer. Chez Emirates, nous partons du principe qu'il y a d'un côté les tarifs publiés, pour ceux qui ne veulent absolument pas s'engager avec nous, et de l'autre des contrats privilégiés pour permettre à nos clients fidèles
Je préfère n’avoir que 5 contrats Corporate qui fonctionnent bien que 120 qui ne rapportent rien.
Etre référencé n’est pas un but en soi.

Il m'est arrivé de mettre fin à des négociations tout simplement parce que nous étions dans un échange stérile qui n'apportait rien à la compagnie aérienne. J'ai vécu des réunions qui ne dépassaient pas 20 minutes. Nous n'avions rien à nous dire !

Déplacements Pros : Comment faites-vous avec les agences de voyages ?

Jean-Luc Grillet d'Emirates: «Nous avons des réponses à apporter à Air France»
Jean-Luc Grillet : Au moment où la plupart des marchés sont passés à la commission zéro, les grands réseaux intégrés ont cherché à compenser cette perte de revenus par l’introduction de véritables « droits d’entrée » (access fees) et peu de compagnie ont refusé.
Nous avons expliqué à nos interlocuteurs que la qualité tant de nos produits que de notre réseau faisait qu’une forte demande existait et que ces deux éléments étaient suffisamment forts que quoiqu’il arrive les TMC nous commercialisent. Après quelques années, elles ont en grande partie oublié ce droit d'entrée et nous constatons aujourd'hui un fait étonnant : Carlson Wagonlit Travel, avec qui nous n'avons pas de contrat particulier, fait une progression de plus de 40 % de ses ventes cette année et Amex, avec qui nous avons un contrat, en est loin. Evidemment il ne faudrait pas en tirer de conclusions hâtives, de nombreuses agences conservent encore une véritable force de conseil auprès de beaucoup d’entreprises et c'est particulièrement vrai dans les PME-PMI et les professions libérales qui représentent une bonne part de notre clientèle professionnelle. Mais la qualité de l’offre Emirates est difficilement contournable.

Déplacements Pros : Quelle est aujourd'hui la part de marché entre l'affaire et le tourisme ?

Jean-Luc Grillet : Il m'est difficile de vous fournir un chiffre qui soit révélateur. La raison en est simple: nous classifions les déplacements par classes de voyage et nous avons des entreprises qui voyagent fréquemment en éco alors que beaucoup de nos clients loisirs font le choix de la classe business vers des destinations comme les Maldives, les Seychelles ou l’Australie. Globalement, aujourd'hui, les classes avant représentent 35 % et la classe éco 65 % de nos revenus bruts.

Déplacements Pros : Vous avez souvent dénoncé le peu d’efficacité des contrats avec les réseaux volontaires, qu’en est-il ?

Jean-Luc Grillet : Dans les réseaux volontaires comme A.S. Voyages, sur l'ensemble des agences, seules 26 font le plus gros du chiffre d'affaires d'Emirates et nous le regrettons, c’est à peine 3% des membres de ces réseaux. Elles sont clairement identifiées. Il est alors raisonnable de se poser la question de l’utilité de ces contrats? Toutes ces prises de position, ne sont pas forcément bien perçues par nos interlocuteurs mais elles reposent sur des faits indiscutables. Mais au risque d’apparaître comme un empêcheur de tourner en rond, je défends les intérêts d’Emirates et ceux de ses clients (directes ou agences) les plus fidèles et de garder à l’offre d’Emirates la plus grande transparence commerciale.

Déplacements Pros : On se souvient, il y a quelques années déjà, qu'Air France n'avait pas ménagé ses attaques contre Emirates. Il y a quelques semaines, Pierre-Henri Gourgeon est revenu sur le sujet. Comment vivez-vous cela ?

Jean-Luc Grillet d'Emirates: «Nous avons des réponses à apporter à Air France»
Jean Luc Grillet : Plutôt bien. Ces déclarations sont en grande partie à usage franco-français et ne tiennent guère la route face à une analyse plus fine des faits. Prenons l'exemple des crédits export. Seulement 20 % de nos appareils sont financés par ces crédits export. Et 80 % des autres le sont normalement. Les crédits export n’ont pas été créés pour Emirates. Des centaines de compagnies aériennes en bénéficient. De nombreuses entreprises européennes dans tous les domaines financent leurs exportations par ces fameux crédits export. Monsieur Gourgeon laisse entendre que seules les compagnies aériennes du Golfe en profite, c’est évidemment mensonger.

De même, « on » nous accuse aussi d’avoir des comptes opaques, de nouveau c’est mensonger, tous nos comptes audités des 5 dernières années (PriceWaterhouseCoopers), sont en ligne sur notre site. On peut y constater en particulier que le premier poste de dépense d’Emirates c’est le Jet Fuel avec un poids de 30% de nos dépenses 2009-2010 quand d’aucuns prétendent que nous l’avons gratuit.

On voit bien que des éléments simplissimes comme le nombre d'heures travaillées par les pilotes ou l’amplitude d’ouverture réduite des aéroports français sont autant d’éléments qui pénalisent Air France mais ne sauraient en aucun cas être imputés à Emirates.

Quand les taxes d’atterrissages sur Dubaï sont très inférieures à celles de la France, ce n’est pas l’Emirat qui souhaite soutenir son tourisme qui est à blâmer mais les coûts élevés des aéroports parisiens.

Enfin sur le Top 38 des routes les plus vendues par Emirates en France, 15 seulement sont desservies par Air France. Cela démontre parfaitement que nous ne sommes en rien le pilleur qu’on nous accuse d’être.

Nous prouvons aussi chaque jour que des aéroports secondaires peuvent recevoir des lignes long-courrier pour le plus grand bien économiques des régions : Nice évidemment mais aussi Manchester, Dusseldorf, Venise, Hambourg, Glasgow, Prague, Munich, Perth, Cochin.
Nous prouvons aussi que le choix que nous avons fait autour de l'A380 démontre qu'il y a véritablement un vrai phénomène de demande dans l'aérien pour cet avion. C'est ce qui explique partiellement nos résultats de 351 % en un an.

Déplacements Pros : Quels sont alors les innovations que vous allez mettre en place ces prochains temps, compte tenu de vos observations sur les Travel Managers ou les agences de voyages ?

Jean Luc Grillet : Au niveau mondial, nous travaillons actuellement à la mise au point de Clusters. Ce que nous appelons le "Cluster", c'est une sorte de Best Buy proposé aux agences à fort potentiel, comme aux plateaux d'affaires qui souhaitent offrir, de façon transparente, à leurs clients les meilleures offres d'Emirates. Globalement, ce type de contrat permettrait dans certains cas des réductions qui peuvent aller jusqu’à 25 % sur le prix publié. De quoi séduire.

Propos recueillis par M.L.