La nouvelle guerre du Golfe

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Une nouvelle bagarre gigantesque est en cours dans le transport aérien. Elle ne concerne pas les compagnies américaines qui, à force de se manger les unes les autres, ont semble-t-il trouvé un point d’équilibre et même une certaine rentabilité. Elle n’a rien à voir non plus avec l’Europe, encore que ce continent soit le potentiel champ de bataille. Elle n’est pas en Asie Pacifique, immense continent encore en plein développement. Non, elle se livre sur un tout petit territoire, sans marché significatif, je veux parler du Golfe. Mais elle est farouche et elle a un enjeu planétaire, semble-t-il juste pour assouvir les appétits de puissance des Emirs du Qatar, et des Emirats Arabes Unis : Emir de Dubaï et d’Abu Dhabi.

Elle met en scène trois personnages de grande qualité : le Cheik Ahmed bin Saeed Al Maktoum de Dubaï, le Cheik Hamed bin Zayed Al Nakyan d’Abu Dhabi et le Cheik Akbar Al Baker du Qatar. Chacun d’entre eux est le Président de sa compagnie nationale : Emirates, Etihad et Qatar Airways. Or ces compagnies sont les vrais porte-drapeaux de leurs états respectifs. Et dans cette région du monde, on ne badine pas avec la fierté. Alors, le jeu n’est pas à qui sera le premier, car Emirates ayant commencé largement avant ses concurrents, dispose d’une avance considérable et qui n’est pas prête d’être rattrapée, mais comment exister dans le monde même lorsqu’on n’est pas le plus gros.

Rappelons tout de même les rapports de force. A tout seigneur, tout honneur, Emirates qui a démarré modestement certes, en 1985, est en passe de devenir la première compagnie mondiale long-courrier. Elle domine largement ses concurrents du haut de ses 45 millions de passagers, 20 milliards de chiffre d’affaires, sa flotte de 223 appareils avec autant en commande et son profit de 887 millions de dollars.
A côté de ce monstre, les autres transporteurs sont pour le moment très en retrait. Qatar Airways, né en 1994, le deuxième par la taille, représente moins de la moitié d’Emirates, avec cependant 132 appareils et 167 en commande et aux alentours de 20 millions de passagers.
Le dernier né Etihad en 2003 fait une croissance à marche forcée non seulement par son développement interne qui l’amène à 12 millions de passagers et 6 milliards de dollars de chiffre d’affaires, mais par une croissance externe menée au pas de charge.

Et la grande bagarre est lancée. S’il réussit son coup, c’est-à-dire la prise de contrôle d’Alitalia, ce qui semble en passe d’être fait, Etihad aura marqué un point considérable sur ses concurrents. Ce ne sera pas facile néanmoins de gouverner un ensemble aussi disparate qu’Air Berlin, Air Seychelles, Air Serbia, Jet Airways, Virgin Australia ou Darwin Airlines auquel il faudra rajouter Alitalia, pour ne parler que des principales prises de participation, d’autant plus que les autorités de Bruxelles marquent quelque réticence pour laisser à une compagnie du Golfe, le choix de la stratégie d’un transporteur européen. Le gouvernement Suisse quant a lui a simplement coupé l’Interline à Darwin Airways tant qu’il ne sera pas certain que la compagnie helvétique garde son autonomie. Par parenthèses, on se demande bien comment vont évoluer les relations de Etihad avec le groupe Air France/KLM si, comme on peut le penser, la stratégie de James Hogan sera de nourrir le « hub » d’Abu Dhabi au détriment certain de celui de Paris.

Dans le même temps, Etihad lance un produit Première Classe d’un niveau encore jamais égalé. En fait, la compagnie semble disposer d’un trésor de guerre considérable mis à sa disposition par l’Emirat d’Abu Dhabi. On parle d’un prêt sans intérêt de 3 milliards de dollars, avec pour mission de rattraper d’une manière ou d’une autre le concurrent Dubaiote.

Mais il n’est pas sûr que Qatar Airways laisse les deux transporteurs des Emirats se livrer bataille sans s’en mêler. L’Etat Qatari a des ambitions lui aussi, de très grandes ambitions même et d’abondantes ressources financières. Il semble que le Cheik Akbar Al Baker a tout misé sur la qualité. En fait, même s’il n’a pas la plus grosse compagnie au monde, il veut avoir la meilleure. Pour cela, il veut être reconnu non seulement pas ses passagers, mais également par les agents de voyages et même par ses homologues compagnies aériennes. C’est ainsi qu’il a reçu royalement les responsables des transporteurs réunis lors de l’assemblée générale de IATA tenue justement cette année à … Doha.

Gageons que nous n’avons pas fini d’être étonnés par les péripéties de cette lutte farouche. Le transport aérien est familier de ces conflits, fussent-ils larvés. Les américains se sont livré pendant des années une lutte fratricide pour décider de qui serait le plus gros, puis les européens sont entrés dans le jeu pour conquérir les marchés nationaux, maintenant libérés. Vient le tour des transporteurs du Golfe. Si la bagarre se traduit par une amélioration du produit, ce qui semble être le cas, c’est tant mieux.

Jean-Louis BAROUX