La responsabilité des compagnies aériennes en cas d’événements de force majeure ou de circonstances extraordinaires

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Le débat sur les conséquences juridiques consécutives à l’éruption du volcan islandais Eyjafoll en avril 2010 est loin d’ être clos si l’on en juge d’après les arrêts récents de la Cour de Cassation en date du 8 mars 2012 dans les affaires « Océane » et « Thomas Cook » qui posent une fois de plus la question de la responsabilité du prestataire en cas de force majeure. Une question qui intéresse au plus haut point les compagnies aériennes. En témoignent ces réflexions de Jean-Pierre Sauvage, Président du BAR France, l'Association qui regroupe les compagnies étrangères qui opèrent au départ de la France.

La responsabilité des compagnies aériennes en cas d’événements de force majeure ou de circonstances extraordinaires
Ce qui est intéressant dans ces deux arrêts, c'est qu'ils ne sont pas placés sous le même chapeau juridique, le premier se référant aux articles L-211-15 et 211-16 du code du tourisme auquel sont assujetties les agences de voyages et le second faisant état du règlement européen 261/2004 auquel sont soumis les transporteurs aériens.
Dans une autre affaire mettant en cause Ryanair, toujours à cause de ce volcan - qui en plus de ses cendres aura fait couler beaucoup d’encre - il assez savoureux de lire que l’Avocat Général de la Cour de Justice de l’Union Européenne ne fixe pas de limite temporelle ou pécuniaire de prise en charge des passagers et qu’in fine, le coût de l’obligation de la prise en charge par les transporteurs aériens peut être compensé par une répercussion sur le prix du passager !!!! Ceci, après le même genre de raisonnement entendu dans le cas de la mise en œuvre de la taxe carbone par l’Union européenne engendrant par ailleurs une polémique internationale, ne manque pas de nous plonger dans une certaine perplexité quant à la pertinence des arguments communautaires.
Devant ce curieux mélange des genres et des situations il nous apparait intéressant d’apporter quelques commentaires concernant la responsabilité des transporteurs et la nécessaire révision du règlement 261/2004 qui a donné lieu à des développements jurisprudentiels remettant singulièrement en cause la notion de circonstances extraordinaires exonératoires de responsabilité des transporteurs.

A- Le transport aérien est une activité réglementée et contrôlée

Cette situation est due aux contraintes très particulières de ce mode de transport en raison de ses obligations de sécurité et de sûreté.
C’est le respect de ces contraintes qui a permis de faire du transport aérien le mode de transport le plus sûr si l’on tient compte du nombre de passagers transportés et des distances parcourues.
En contrepartie, le transport aérien est soumis d’une façon absolue aux contraintes de la technique, aux aléas de la météorologie et des éléments naturels. Il est également tributaire des événements politiques et sociaux.

B - Le transport aérien est régi par des règles juridiques particulières

Pour cet ensemble de raisons, le transport aérien est régi par des règles juridiques particulières définies par deux textes fondamentaux : la Convention de Montréal et le règlement européen 261/2004. Ces textes ont été établis pour un équilibre précis entre les obligations des compagnies aériennes et les droits des passagers, en particulier en cas de refus d’embarquement, d’annulation ou de retards importants de vols. Cet équilibre juridique est actuellement mis en danger par une évolution jurisprudentielle qui interprète les textes dans un sens exagérément favorable aux passagers en regard des contraintes du transport aérien.
Deux textes fondamentaux définissent la responsabilité des compagnies aériennes. Dans ces textes, la responsabilité de la compagnie aérienne est exclue ou limitée dans tous les cas où des événements imprévisibles et insurmontables ont empêché la compagnie d’exécuter le contrat de transport dans les conditions prévues. Sa responsabilité est également exclue ou limitée dans tous les cas où elle a pris toutes les mesures qui pouvaient raisonnablement être prises pour éviter les dommages aux passagers.

1. La convention de Montréal du 28 mai 1999, applicable en France depuis le 28 juin 2004
Dans cette Convention, «le transporteur n’est pas responsable du dommage causé par un retard s’il prouve que lui, ses préposés et mandataires ont pris toutes les mesures qui pouvaient raisonnablement s’imposer pour éviter le dommage ou qu’il leur était impossible de les prendre».

2. Le Règlement 261/2004 du Parlement et du Conseil de la Commission Européenne en date du 11 février 2004
Dans ce texte, «les obligations des transporteurs aériens effectifs devraient être limitées ou leur responsabilité exonérée dans les cas où un événement est dû à des circonstances extraordinaires qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises.
De telles circonstances peuvent se produire, en particulier, en cas d’instabilité politique, de conditions météorologiques incompatibles avec la réalisation du vol concerné, de risques liés à la sécurité, de défaillances imprévues pouvant affecter la sécurité du vol, ainsi que des grèves ayant une incidence sur les opérations d’un transporteur aérien effectif.»

L’objectif du règlement 261/2004 était d’établir une obligation d’indemnisation des passagers refusés à l’embarquement ou dont le vol avait été annulé afin de décourager les compagnies aériennes de recourir de manière abusive à la pratique de la sur-réservation et/ou annulation des vols pour des raisons économiques ou commerciales. Il avait cependant été admis que les annulations dues a des circonstances extraordinaires indépendantes de la volonté des compagnies (météo/sécurité des vols grèves) assimilables à la notion française du cas de force majeure ne donneraient pas lieu au versement d’indemnité.
Par ailleurs le législateur avait pris soin d’établir une distinction entre le régime de compensation des passagers applicable pour les cas d’annulation de vol ou de refus d’embarquement de celui prévalant pour les vols retardés.
Cependant un arrêt du 19 novembre 2009,dit arrêt Sturgeon, de la Cour de Justice de l’Union européenne(CJUE) est venu assimiler les retards à des annulations dépassant ainsi le strict cadre de l’interprétation du Règlement européen pour créer une norme nouvelle et imposer aux compagnies aériennes une indemnisation forfaitaire pour les vols retardés de plus de trois heures.

C - Les évolutions inquiétantes de la jurisprudence européenne

La CJUE a ,par un certain nombre de décisions, remis très sérieusement en cause la notion de force majeure introduisant ainsi des droits nouveaux constitutifs d’une source majeure d’insécurité juridique et financière pour les compagnies dans un contexte économique particulièrement critique. Ces évolutions suivent une progression inquiétante pour les compagnies.

Niveau 1 : La disparition de la notion de circonstances extraordinaires ou force majeure :
- Les circonstances météorologiques ne sont plus des circonstances extraordinaires.
- Les pannes techniques ne sont plus des circonstances extraordinaires. (Arrêt de la CJCE du 22 décembre 2008 Alitalia ; Arrêt de la CJCE du 13 octobre 2011 Rodriguez Souza c/ Air France).
- Un événement naturel extraordinaire (le nuage de cendres du volcan Eyjafjöll), n’est plus une circonstance extraordinaire. (Avis de l’avocat général de la Cour de Luxembourg du 22 mars 2012 dans le cas d’un litige entre Ryanair et une passagère Irlandaise (cf supra).
- Une décision étatique (décision de fermeture du ciel européen par les aviations civiles européennes.) n’est plus une circonstance extraordinaire.

Niveau 2 : la force majeure n’est plus une cause d’exemption de responsabilité
• Le juge reconnait le caractère extraordinaire des circonstances mais condamne néanmoins la compagnie.
• Même si la compagnie démontre qu’elle ne pouvait pas prendre d’autres décisions elle est déclarée responsable des dommages subis par le passager.

D - Les conséquences de ces dérives

• Le caractère exceptionnel du transport aérien (un déplacement en altitude exigeant des conditions de sécurité absolues) n’est plus reconnu contrairement aux fondements mêmes du droit aérien.
• Les compagnies aériennes sont responsables de dommages dont elles ne sont ni la cause ni le vecteur.
• Elles sont responsables sans limite de temps et donc sans plafond d’indemnisation.
• Elles sont donc de fait transformées en compagnies d’assurance tous risques.
• Or, l’assurance n’est juridiquement pas leur objet social et elles ne sont pas rémunérées pour cela.

Au vu des événements survenus au cours de l’année 2010(éruption du volcan, épisodes neigeux du mois de décembre) l’application et l’interprétation du règlement 261/2004 faites par la CJUE se posent avec une acuité nouvelle. Ces événements ont mis en évidence une situation exorbitante vécue par les compagnies aériennes qui ont eu à supporter pour des durées indéterminées le coût de l’assistance aux passagers alors qu’elles n’étaient pas en mesure d’opérer leurs vols en raison de la décision des pouvoirs publics de fermer l’espace aérien lors de l’éruption du volcan islandais ou d’annuler des programmes du fait de la paralysie des aéroports lors d’épisodes neigeux.
Plus récemment la longue grève des employés des services de sureté a également engendré de nombreux retards ou annulations provoqués par une absence d’accomplissement de services entrant dans les obligations régaliennes de l’Etat. Se pose dès lors la question de la responsabilité des tiers responsables des retards ou annulations telle que prévue par l’article 13 du règlement 261/2004.

Le régime de responsabilité des compagnies aériennes est depuis 1929(Convention de Varsovie) et réaffirmé pour les retards en 1999(Convention de Montréal) un régime basé sur une obligation de moyens en faisant prévaloir l’impératif de sécurité sur celui de la célérité et le maintien de ce principe est essentiel pour les compagnies aériennes qui n’entendent pas y renoncer. L’indemnisation des passagers par les compagnies ne peut être dissociée , même si cela peut paraître théorique voire illusoire, des droits de recours de celles-ci contre les éventuels responsables des aléas !

Il serait intéressant de voir la position d’un juge face à un appel en garantie de l’Etat ou d’ADP dans une instance où la compagnie aérienne se verrait réclamer des indemnisations par suite de retard ou d’annulation dont elle ne serait pas directement responsable. Sans aller jusque là serait certainement judicieux, dans le souci de respecter l’équilibre entre les droits des passagers et les contraintes du transport aérien,de redéfinir de manière précise les modalités d’assistance aux passagers selon les circonstances. Il conviendrait également à cet effet de tenir compte des distorsions concurrentielles entre les transporteurs communautaires ,seuls soumis au règlement 261/2004(article 3 ) ,et non communautaires dans le cas de vols vers l’UE.

En conclusion nous pensons que le régime de responsabilité des transporteurs européens imposé par la Convention de Montréal répond aux impératifs de sécurité et de réparation des retards aériens dans une logique d’indemnisation d’un préjudice réellement constaté et le mode d’indemnisation doit continuer à relever du régime de la Convention de Montréal contrairement au règlement européen qui a instauré avec les développements jurisprudentiels de la CJUE une responsabilité de plein droit en toutes circonstances.

Jean-Pierre SAUVAGE
Président du BAR France