Concurrence ferroviaire : polichinelle ou guerre commerciale ?

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A l'occasion d'un déplacement privé, une source du transporteur allemand Deutsche Bahn ne nous a pas caché que la concurrence du rail ne concernerait que deux ou trois lignes par pays, et sans doute pas avant 2017. Stratégie ou constat réaliste ? Nous avons demandé à PAT, notre chroniqueur ferroviaire, ce qu’il en pense. L'occasion d’un nouveau « Coup de Pat ».

Force est en effet de constater que les entreprises ferroviaires ne se bousculent pas au portillon. Quoique Eurostar, IDtgv, Lyria, Alleo, des entreprises ferroviaires qui ressemblent à la Sncf, ont le goût de la Sncf, ses qualités et même aussi sans doute ses défauts aux yeux de certains, mais qui ne sont pas vraiment la Sncf. Autant de chevau-légers de l’entreprise nationale venant occuper le marché et permettant peu ou prou de soutenir aux autorités de Bruxelles que celui-ci est somme toute ouvert.

Et comment ne le serait-il pas ouvert, ce libre marché concurrentiel, puisque Bruxelles en a déjà décidé ainsi et que, depuis cette année 2012, quoiqu’on en dise, rien dans la réglementation française n’interdit à un nouvel opérateur – totalement privé, totalement indépendant ou lui-même filiale d’un autre opérateur historique national – de venir sur «nos» lignes.

Mais bon, si au-delà de Thello aucun concurrent frontal de la Sncf avec une offre alternative ne s’est présenté, c’est sans nul doute que l’aventure exige pour le moins d’avoir les reins solides : acquérir du matériel (mais sans avoir, même sur les lignes à grande vitesse, le droit de l’appeler Tgv®, marque déposée de Sncf…), régler le problème de sa maintenance (encore que Sncf prépare plus ou moins la filialisation de ses ateliers pour pouvoir rendre ce service contre juste rémunération), avoir une sinon plusieurs rames de réserve (ne rapportant donc potentiellement rien !) sauf à prendre le risque de faire la une du journal télévisé de 20 heures et de s’exposer à la «commission d’enquête» qui ne manquerait pas de suivre avec des centaines de voyageurs en rade quelque part à la suite d’un incident technique, trouver du personnel qualifié (aucun lycée technique ne forme directement des futurs conducteurs de trains, une idée pour l’Education Nationale ou l’enseignement… privé) et bien d’autres petits ou gros problèmes à régler…

Il reste aussi et surtout à obtenir les meilleurs sillons horaires (ou des sillons tout simplement, car le réseau est surchargé à certains endroits et le fret privé ou public ne laisse plus la priorité aux voyageurs, concurrence dans le secteur oblige ; il est d’ailleurs heureux qu’il en soit finalement ainsi sous les auspices du Grenelle de l’environnement).

Passé peut-être une réaction de mauvaise humeur et l’envie d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte, le voyageur fera son choix par rapport au service qui pourra lui être proposé pour se rendre d’un point A à un point B dans un créneau horaire donné, celui correspondant à son besoin, à son organisation, à ses contraintes (ne serait-ce que la correspondance avec une autre circulation… de la Sncf !). Certes à son budget aussi, mais reste à démontrer que de nouveaux entrants puissent faire globalement moins cher. Personnellement, j’en doute (sauf à laisser à Rff sa part de dette !).

Donc, si le train de 7h00 de Sncf pour Bordeaux convient mieux en termes d’horaires, l’offre du concurrent à 7h15 sera boudée ou aura moins de valeur aux yeux des clients (les horaires cités sont fictifs pour les seuls besoins de la démonstration). D’autant que si la Sncf fait desservir à son train de 7h00 des localités intermédiaires comme Poitiers ou Angoulême (ne pas le faire, je ne vous dis pas le tollé si c’est de la Sncf qu’il s’agit), le nouvel entrant aura du mal à obtenir du gestionnaire des capacités (quel qu’il soit) le tracé d’un « bolide » Paris-Bordeaux au meilleur temps de parcours techniquement possible (3h03) car sans arrêt ! La voie est la même pour tous et les trains sont bien obligés de se suivre. Et puis, lorsque la caténaire tombera – ce qui finira bien par arriver – elle sera aussi tombée pour tout le monde !

Bref, ce n’est pas simple et on comprend qu’aucun investisseur ne s’y soit encore risqué. Sauf si « on » lui dégage la Sncf d’une ligne ! Et c’est bien ce qui risque d’arriver un jour.
Hasardons-nous à un parallèle avec les télécommunications. Free était là que tout le monde ou presque restait « aux PTT », plus exactement déjà chez France Telecom. Un peu comme les clients d’Edf aujourd’hui qui, malgré l’ouverture du marché, restent chez Edf au grand dam des tenants de la libéralisation et des investisseurs qui s’y sont risqués.

Souvenons-nous pour les télécoms. L’Europe pestait. Les autorités françaises répondaient «mais mon marché est ouvert, qu’y puis-je si les clients ne choisissent pas le fournisseur alternatif ?». Alors, le plus rude coup pour France Telecom a été porté de l’intérieur même de la puissance publique. France Telecom fut sommée d’augmenter le prix de son abonnement. Et surtout de laisser le temps à Free de prendre une avance commerciale et technique avec l’ADSL en retardant délibérément la sortie de sa propre offre. Tiens, je me demande bien d’ailleurs si Guillaume Pepy ne trempait pas à l’époque dans les télécommunications dans l’équipe du Ministre Longuet ?!

Pepy qui ne jure que par les tarifs Prem’s pour justifier de sa politique commerciale ! Pas sûr que des concurrents l’auraient laissé faire sans se plaindre auprès de qui de droit. A plus ou moins long terme, constatant au bout d’un certain temps que la Sncf n’est directement concurrencée frontalement par aucun autre exploitant sur aucune ligne nationale (rentable faudrait-il préciser) et sa patience étant à bout (la fin justifie les moyens), la Commission européenne pourrait donc bien finir par exiger qu’une partie du réseau national soit confiée à un autre opérateur.

Cela tombe bien, l’organisation opérationnelle de Sncf, axe par axe, est devenue très compatible avec ce type de schéma. Tu prends le Nord, je garde l’Atlantique. Ou, prends l’Est (joli coup, ils aiment bien la libéralisation de ce côté-là, ils ne vont pas être déçus avec ces relations chères et économiquement impécunieuses), je m’occupe du reste ! Mais, pas fou, «ils» ne prendront pas l’Est. Je serais eux, moi je prendrais l’Atlantique. Pourquoi pas le TGV Méditerranée ? C’est mieux, non ? Non, non marché rentable mais saturé. Des relations longues en concurrence directe avec l’aérien et ses multiples low-cost… Suffisamment à faire avec Sncf (et ses Prem’s, mais ça je m’en occupe), pour me coltiner en plus Ryanair ou Easyjet…
On le voit tous les jours dans la grande distribution, lorsqu’une chaîne d’hypermarchés est jugée comme ayant une position dominante sur un territoire, elle finit par être sommée de céder l’un de ses magasins à l’un de ses concurrents. Ce que je décris plus haut, transposé au ferroviaire après un détour par les télécommunications, n’est donc pas seulement pure politique fiction.

En attendant, pour en savoir plus sur la posture de Sncf vis-à-vis de l’ouverture à la concurrence et son attitude que, de son point de vue, elle estime vertueuse, lire son document de communication institutionnelle sur le premier bilan qu’elle a tiré en 2011 (chiffres et données 2010) sur la concurrence ferroviaire en France

PAT