Europe et Golfe : vers le conflit ?

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Les signes de nervosité se multiplient entre les compagnies du Golfe et les transporteurs européens, au point même de dépasser les relations entre compagnies pour passer à celles des Etats.

Le déclenchement des opérations peut être daté : c’est le moment où la compagnie Etihad Airways a décidé de procéder à des achats conséquents de transporteurs européens en difficulté. En peu de temps, Air Berlin d’abord, puis Darwin, la petite compagnie régionale suisse, suivie de la JAT rebaptisée Air Serbia et pour finir, Alitalia sont tombées dans l’escarcelle de la compagnie d’Abu Dhabi. Bien entendu, aucune prise de participation majoritaire n’a pu être prise, mais de très fortes minorités de capital peuvent donner les mêmes résultats, surtout si les compagnies cibles sont en grande difficulté économique ce qui était le cas.

En fait personne ne s’est opposé à ces prises de participations. Les compagnies européennes ont été très heureuses de trouver un sauveur dont on pouvait penser que les poches étaient bien remplies et qui, par conséquent, saurait assurer les fins de mois. Et puis, les gouvernements pouvaient toujours se dire que les apparences étaient sauves et que la majorité du capital resterait dans les mains européennes. Sauf que les européens sont incapables de maintenir ces transporteurs à flot. Et les Etats se rendent maintenant compte que ce pan stratégique de leur économie risque tout bêtement de leur échapper. D’autant plus que, dans le même temps, Emirates exerçait ses droits de 5ème Liberté entre Milan et New York et que Qatar Airways prenait presque 10% du groupe IAG qui, lui, est pourtant en excellente santé, mais qui est soumis aux règles du Stock Exchange.

Cette situation était prévisible et pour tout dire inéluctable pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, la vraie bagarre se passera entre les trois principales compagnies du Golfe : Emirates, Etihad Airways et Qatar Airways. L’affaire est moins économique que politique. Il y va du prestige des Etats. Abu Dhabi est la capitale des Emirats Arabes Unis et par conséquent, l’Emirat d’Abu Dhabi ne peut accepter qu’une ville subalterne comme Dubaï possède la plus puissante compagnie de la région. Et le Qatar voit dans son transporteur un moyen d’asseoir sa puissance au même titre que le sport ou l’information avec la chaîne Al Jeezera. Ne pouvant pas s’affronter directement sur un terrain ou finalement les marchés sont encore faibles et les transporteurs trop soutenus par leurs Etats respectifs, ils ont donc choisi l’Europe pour prouver leur suprématie.

Et l’Europe aéronautique représente bien la proie idéale. C’est d’abord le tremplin majeur sur l’axe le plus important du transport aérien : le transatlantique nord. Bien que les marchés des Etats-Unis et de l’Europe soient en croissance faible, ils représentent encore des volumes considérables et de très fortes réserves. De plus le produit aérien proposé pour le moment est d’un niveau très médiocre si on le compare à celui des compagnies asiatiques ou celles du Golfe. Enfin le transport aérien européen est atomisé avec des compagnies faibles et en difficulté, hormis le groupe IAG, et des « low costs » prospères et des Etats qui n’arrivent pas à s’unir lorsque cela est nécessaire.
Et puis les compagnies du Golfe disposent d’un moyen de chantage très puissant : leurs capacités d’achat d’appareils civils chez Airbus et militaires chez Eurofighter ou Dassault Aviation. Bref, ils ont les moyens de marchander les droits de trafic.

Face à cela, l’Europe commence doucement et lentement à réagir. Certes, les Suisses ont manifesté leur mauvaise humeur en supprimant les accords Interline entre Etihad Airways et sa « filiale »  Etihad Regional, l’ex Darwin, mais après quelques palabres, l’affaire s’est arrangée. De son côté, le gouvernement allemand veut supprimer les accords de « code share » entre Air Berlin et Etihad Airways. Cette dernière a menacé de se retirer du capital du transporteur berlinois qui se trouverait alors en grande difficulté. Et puis la Communauté Européenne a demandé aux Etats un mandat européen pour négocier avec les pays du Golfe.

Pour l’instant, il ne s’agit que d’escarmouches, mais il serait surprenant que la bataille s’arrête là. Les Américains sont entrés dans la danse en accusant les compagnies du Golfe de ne pas se soumettre aux règles internationales du commerce et recevant des «subventions considérables», ce à quoi les compagnies du Golfe ont répondu de la même manière. Pour l’instant ce ne sont que des paroles et des dossiers sans grand intérêt, tant les uns et les autres sont protégés. Mais les hostilités réelles ne devraient pas tarder à commencer.

Jean-Louis BAROUX