La pieuvre Delta Air Lines

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Voilà donc Mr Benjamin Smith à la tête d’Air France/KLM. Cette nomination est due finalement à … Delta Air Lines, dont les représentants au Conseil d’Administration de la compagnie franco-néerlandaise se sont opposés à la nomination de Philippe Capron pourtant désigné par le Comité des Nominations. Le transporteur américain voulait un professionnel du secteur, et il a imposé son choix. Comment en est-on arrivé là ?

Il n’est pas inutile de rappeler que Delta Air Lines revient de très loin. En effet, le transporteur d’Atlanta a déposé son bilan le 15 septembre 2005 et s’est mis sous la protection de la loi appelée Chapter 11 qui constitue sans aucun doute l’un des plus gros avantages octroyés aux compagnies américaines. Cette décision faisait suite à une rapide dégradation des résultats, suite à la triste journée du 11 septembre 2001. Pour sortir de ce terrible choc, Delta Air Lines avait dû supprimer 11.000 postes au dernier trimestre 2001 puis 6.900 autres en septembre 2004. Et cela n’avait pas suffi. Bref, le plan de restructuration très sévère a été accepté par les Tribunaux américains et le 30 avril 2007, Delta Air Lines est sortie du Chapter 11 en proposant d’ailleurs une fusion avec Northwest Airlines, laquelle est devenue effective le 1er février 2010.

Or Northwest Airlines et KLM avaient construit une première Joint-Venture, en clair un accord qui crée une société virtuelle dans laquelle les partenaires mettent l’ensemble de leurs coûts et recettes liés au périmètre défini, en l’occurrence, l’exploitation transatlantique. Avec l’absorption de KLM dans la holding AF/KL menée par Air France, cette JV a tout naturellement été étendue non seulement à Air France mais également à Alitalia alors largement sous la coupe de notre compagnie nationale. Ainsi Delta Air Lines s’est trouvée la contrepartie unique américaine de 3 transporteurs européens.

Et l’affaire ne s’est pas arrêtée là. Pour compléter son contrôle de l’axe aérien le plus juteux au monde, le transporteur américain a racheté les 49% de Virgin Atlantic détenus alors par Singapore Airlines, le 11 décembre 2012. Cela lui donnait un accès sérieux à l’aéroport européen le plus congestionné : Londres Heathrow. Et en mai 2017, Delta Air Lines rachetait également 49% d’Aeromexico avec laquelle elle avait déjà construit une JV pour couvrir les routes entre le Mexique et les USA.

Du coup, le transporteur américain se trouve en position de dicter sa stratégie à ses partenaires. Il est en effet assis sur le marché le plus puissant et il dispose d’une trésorerie considérable car suite à sa restructuration, il a affiché des résultats plus que confortables. En 2017, par exemple Delta Air Lines a réalisé un chiffre d’affaires de 41,244 milliards de dollars pour un résultat net de 3,577 milliards de dollars. Par comparaison Air France/KLM fait un chiffre d’affaires de 25 milliards d’euros. Seulement, il ne suffit pas de disposer de très importantes ressources financières pour contrôler d’autres transporteurs. Les réglementations des Etats protègent la composition du capital de leurs transporteurs et limitent l’entrée d’actionnaires étrangers à hauteur de 49% au moins en Europe.

Or Delta Air Lines souhaitait posséder le contrôle de Virgin Atlantic, sans pouvoir augmenter sa part de capital. Alors, tout naturellement les responsables ont demandé à leur partenaire de la JV de se porter acquéreurs de 31% de la compagnie britannique. La pression a quand même dû être passablement forte, car Air France/KLM ne disposait pas des fonds nécessaires. Il faut tout de même dire que le groupe franco-néerlandais doit trainer une dette de plus de 5 milliards d’euros consécutifs aux résultats économiques désastreux enregistrés : 5,722 milliards d’euros de pertes cumulées entre 2009 et 2017. Alors, pour faire plaisir à son partenaire, Air France/KLM a vendu ce qui reste une fois toutes les participations extérieures cédées, c’est-à-dire une part du capital. L’opération a permis à Delta Air Lines d’entrer à hauteur de 8,76% dans Air France/KLM, pour un montant somme toute modeste de 375 millions d’euros, lesquels ont été investis à hauteur de 240 millions d’euros dans Virgin Atlantic. C’est ainsi que la compagnie américaine est entrée au Conseil d’Administration d’Air France/KLM et a pu s’opposer au choix du président pressenti.

On voit bien que, progressivement, Delta Air Lines étend son pouvoir en utilisant le levier de transporteurs en difficulté. On n’imagine pas United Airlines se comporter de telle manière avec son allié européen Lufthansa, ni American Airlines en faire de même avec le groupe IAG.

Au fond, la crainte est grande de constater le pouvoir d’influence que les USA acquièrent ainsi sur le transport aérien français et même européen. La grande question, maintenant, sera de voir comment le nouveau dirigeant d’Air France/KLM, Benjamin Smith - auquel nous souhaitons le plus grand succès - saura préserver l’indépendance du Groupe dont il a pris les rênes.

Jean-Louis BAROUX