Ras le bol d’une déontologie inadaptée

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Nous publions ci-dessous le texte d'un de nos lecteurs, acheteur hors production, qui conteste les règles déontologiques, drastiques et inutiles appliquées par son entreprise. Pour lui, elles pénalisent la fonction Achats et deviennent bloquantes. Comme il le dit lui même, "Acheter 15 millions d'euros en billets d'avion sans voir le produit, c'est irréaliste et contre productif". Et de préciser dans son mail: "je ne suis ni un voleur, ni un margoulin, je mérite la confiance de mon employeur". Et vous, qu'en dites vous ?

C'est devenu l'une des règles les plus strictes de l'entreprise, appliquée à l'acheteur : le respect d'une déontologie face aux fournisseurs qui conduit à ne rien accepter de leur part. Concrètement, je dois aujourd'hui refuser toutes les invitations à déjeuner, les visites découvertes des hôtels ou tout autre manifestation qui me permettrait pourtant de découvrir le produit que j'achète.

Peut-on imaginer investir plus de 15 millions d'euros en billets d'avions sans connaître, ne serait-ce que sur le tarmac, le produit dans lequel je mets massivement de l'argent qui ne m'appartient pas et que mes voyageurs vont utiliser ? Comment faire le choix raisonné d'un produit sans le voir ? Et je ne demande pas de le tester, juste le voir. Impossible, me répond mon Directeur des Achats, "Ce serait de la corruption, pire du temps de travail perdu". Vous croyez vraiment ce que vous dites chef ?

Reprenons au début pour comprendre mon agacement. Face aux innombrables petits cadeaux que l'on nous faisait au début des années 2000, l'entreprise a considéré que notre lien commercial avec les fournisseurs était faussé. Il fallait donc réagir. Nous avons alors créer un comité d'éthique dont la mission était d'étudier un protocole d'achats qui respectent les intérêts de la société et la moralité des acheteurs. Faux problème car, à l'époque, tout ce qui était reçu était stocké et redistribué au personnel du service la veille des vacances de noël. Rien ne partait chez Pierre, Paul ou Jacques. J'y veillais. Oui mais voilà, un acheteur hors-prod a cru bon de bénéficier de quelques avantages offerts par un vendeur comme un voyage d'étude bidon aux Bahamas ! Cela s'est su (heureusement d'ailleurs) et a conduit à l'application de cette nouvelle règle : rien, niente, nada, que t'chi. Bref, la totale. Ah si, je peux accepter un présent dont la valeur ne dépasse pas 10 €. Attention quand vous m'offrez un stylo. Pas un Mont Blanc mais juste un Bic !

Pour une brebis galeuse, les règles imposées sont sans appel. Il faut désormais les appliquer ou prendre la porte. Sur le fond, c'est respectable et même l'Europe a cru bon de travailler sur des directives visant à moraliser les relations entre acheteurs et fournisseur. Une commission d'étude s'est emparée du dossier avant de l'enfouir, je ne sais où. Aujourd'hui, ce n'est plus d'actualité. L'Europe avance et évolue. Pas nous.

Non, je ne demande pas de bénéficier d'un voyage, d'une voiture de loc ou d'une chambre d'hôtel, mais je veux pouvoir me rendre compte en personne de ce que j'achète. Tout simplement… Quitte à ce que l'on me dote d'un "chaperon économique" pour vérifier que je ne déroge pas à la sacro-sainte loi de l'entreprise. Aujourd'hui, le voyage est l'un des 5 univers immatériels qui est acheté massivement par les entreprises. L'assurance, la banque, les services aux voyageurs… Ne sont pas "matérialisables" mais on en connaît les contours et l'on sait avec précision ce que l'on achète. Pas dans l'univers du voyage d'affaires.

Mais un billet de train en Eurostar (quand même en moyenne 350 € pour un A/R journée), un accès salon à Changi, une place en business, un hôtel de chaîne, un Uber… je pense qu'il faut au moins en connaître les grandes lignes pour négocier, benchmarker ou analyser la dépense. Aujourd'hui mon seul retour, très subjectif, vient des voyageurs dont la mauvaise foi critique est ou non justifiée. Et mon expérience perso, pendant mes loisirs.

Petite anecdote, j'organise les voyages des acheteurs prod qui vont sur le terrain pour voir les boulons et les courroies qu'ils achètent. Le produit étant moins noble, mes collègues sont moins corruptibles. Mais le voyage, pensez donc. Tous m'imaginent sur une plage à boire des apéros entourés de jolies filles. Je ne travaille pas, je vis des vacances sur le dos de l'entreprise. Allons, soyons sérieux!

Bref, les règles déontologiques me semblent aujourd'hui dépassées et doivent évoluer. Je crois sincèrement que toutes les associations professionnelles devraient se pencher sur le sujet avec une proposition de code de bonne conduite, moins rigoureuse sur la forme mais sans appel sur les sanctions en cas de dérive. Toutes ces structures pourraient être les garantes d'un respect des règles associées à une ouverture d'esprit indispensable aujourd'hui.

A l'époque où le mobile et la dématérialisation règnent en maitre, disons-le clairement : les acheteurs ne sont ni des profiteurs, ni des voleurs. Leur faire confiance est une attente de toutes et tous qui, a minima, leur permettrait de mieux acheter. Du moins d'acheter en connaissance de cause.

Alain