Jean-Louis Baroux est un acteur reconnu du monde des compagnies aériennes. Créateur du World Air Transport Forum et de l’APG, il fait un point sur la passe délicate que le groupe Lufthansa est en train de traverser.
Toutes les compagnies traversent des turbulences et ce, quelle que soit leur taille, leur nationalité ou leur statut. Rappelons, s’il en est besoin, que les trois géants américains que sont American Airlines, United Airlines et Delta Air Lines sont tous passés par la case du « Chapter 11 » autrement dit par le dépôt de bilan avant de se restructurer. Cela leur a d’ailleurs bien réussi car ils ont retrouvé une santé que beaucoup pourraient leur envier à tel point qu’ils se projettent allègrement vers l’avenir en passant des précommandes du nouveau jet supersonique commercial de BOOM et des taxis volants électriques et autonomes. Bref, tout va bien pour eux.
La situation est en revanche plus compliquée pour l’énorme Groupe Lufthansa qui regroupe treize compagnies aériennes dont Lufthansa, Brussels Airlines, Austrian Airlines ou Swiss. En 2019, avant le choc pandémique, il a réalisé un chiffre d’affaires de 36,4 milliards d’euros et dégagé un profit net de 1,213 milliards d’euros. Grosso modo, il est un tiers plus gros que l’ensemble Air France/KLM et ses filiales. Après avoir traversé la tempête Covid, tout semblait être reparti plus rapidement qu’espéré. Les feux étaient tellement au vert que le rachat de la compagnie italienne ITA, conjointement avec le croisiériste suisse MSC, semblait quasiment bouclé. De quoi voir la vie en rose avec le contrôle de presque tous les grands marchés européens.
Détraquage
Et puis voilà que la mécanique s’est détraquée. Cela a commencé avec Brussels Airlines. La Belgique n’a jamais renoncé à des conflits sociaux importants. Ceux-ci ont donc frappé le transporteur national à tel point que plusieurs centaines de vols ont dû être annulés pendant les mois de juillet et août. En dehors du coût financier non négligeable, cela a commencé à entacher sérieusement la réputation de fiabilité du groupe.
Mais les ennuis ne se sont pas arrêtés là. A la surprise des observateurs étrangers, les pilotes de Lufthansa sont eux-aussi entrés en conflit avec leur direction et alors qu’on était habitués à un accord de dernière minute, comme c'est souvent l’usage en Allemagne, les navigants ont bel et bien déclenché un arrêt de travail massif. C’est ainsi que le 2 septembre le transporteur a été amené à annuler toutes ses opérations sur ses deux principales bases Francfort et Munich. Un millier de vols sont ainsi passés à la trappe impactant les quelques 130.000 passagers qui devaient les emprunter.
Les dégâts deviennent très sérieux, ne serait-ce que sur l’aspect économique sans compter l’impact médiatique. En effet, selon les règles européennes, les passagers ont droit à une indemnité de 600 € chaque fois qu’un vol est annulé pour cause de grève du personnel de la compagnie, sans compter, bien entendu, le remboursement des billets non utilisés. Ainsi, potentiellement, voilà près de 80 M€ partis en fumée à rajouter aux quelques 50 à 60 millions pour compenser les défaillances de Brussels Airlines. L’affaire a été jugée suffisamment sérieuse par la direction du groupe pour donner en grande partie satisfaction aux grévistes afin d’éviter, à toute force, un nouvel arrêt de travail prévu, lui, les 7 et 8 septembre. Et la note sera aussi salée. Les salariés vont recevoir une augmentation de 200 € par mois plus 2,5% d’augmentation en janvier et autant en juillet.
Arrivederci !
Et puis, cerise sur le gâteau pourrait-on dire, voilà que le gouvernement italien annonce entrer en discussions exclusives avec le groupe Air France/KLM, sérieusement appuyé par le fonds d’investissements Certarès pour la reprise d’ITA. Voilà un nouveau coup dur auquel la direction du groupe Lufthansa ne s’attendait certainement pas, pas plus, d’ailleurs, que les observateurs internationaux. Certes, l’affaire n’est pas encore terminée. Air France devra d’abord rembourser le PGE que l’Etat français lui avait généreusement accordé avant de finaliser la prise de participation dans le transporteur italien. Mais enfin, on voit mal comment le groupe allemand pourrait revenir dans la course.
Il est curieux de constater que dès que l’horizon économique s’éclaircit, les salariés veulent tous tirer les premiers potentiels profits, avant même que ceux-ci soient engrangés. Jusque là on pensait que cette manière de faire était réservée aux pays latins, la France en particulier. Voilà que même les Allemands copient cette attitude. Et on ne sait pas où cela va s’arrêter. Les contrôleurs aériens sont certainement en embuscade et les personnels au sol voudront eux aussi obtenir leur part du gâteau. Le Groupe Lufthansa a les reins solides. Il a pu rembourser les prêts étatiques par anticipation. Il saura certainement traverser cette passe difficile dont, pourtant, il se serait sans doute bien passé.