Voyage d’affaires, les algorithmes de « connaissance » vont bousculer l’intelligence artificielle

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Ce ne sont jamais des sujets faciles à aborder, mais l’intégration de la data dans l’univers du voyage d’affaires dépasse le simple cadre de la base de données. Elle aborde des contrées inconnues qui marient intelligemment l’intelligence artificielle à une foultitude d’opérations mathématiques dont la finalité est d’obtenir une meilleure connaissance du profil voyageur et des déplacements professionnels d’une entreprise. La révolution qui s'annonce dans la data va bouleverser le monde du voyage d'affaires.

C’est à Dallas que nous avons rencontré Ian. Ancien de chez Google, spécialiste des algorithmes de l’induction, notre interlocuteur préfère garder l’anonymat en raison de l’importance des travaux qu’il mène actuellement, en toute confidentialité, pour un pétrolier texan. Pour ce grand connaisseur du domaine, qui collabore aussi à une entreprise européenne spécialisée dans l’interprétation et l’utilisation des datas aériennes, l’avenir n’est plus aujourd’hui l’application d’une seule technologie mais au mariage réfléchi de plusieurs d’entre elles.

"Il existe aujourd’hui des milliers d’algorithmes dont la finalité est d’optimiser les connaissances que nous avons sur un sujet. Ils vont nous permettre de trier les informations recueillies en fonction des attentes de l’utilisateur et des résultats souhaités. C’est d’ailleurs pour cela que nous parlons de mariage technologique et non pas de l’utilisation d’une seule technologie. C’est la multiplication des points d’entrée qui permet de rendre plus justes les informations qui seront utilisables dans l’analyse finale".

Pour Ian, il existe aujourd’hui beaucoup trop de techniques d’analyse incapables d’interagir entre elles pour peaufiner et affiner les interrogations de leurs concepteurs. "Prenons l’exemple du yield management, que ce soit dans l’aérien, le ferroviaire ou l’hôtellerie. Aujourd’hui, on se contente de récupérer les datas existantes sur plusieurs années pour déterminer les périodes où les tarifs seront le plus élevés", explique Ian, "Avec l’arrivée du collaboratif, cela ne suffit plus. Il faut aujourd’hui être capable de comprendre quelles sont les événements sur place qui peuvent bousculer les prédictions et comment faire en sorte que les tarifs que l’on va publier restent cohérents avec la réalité du terrain. À ce niveau, on va bien évidemment utiliser la data que l’on possède mais il faudra l’associer à toute une série d’éléments complémentaires pour lui donner vie ». Si la vision est économique pour le fournisseur, elle l’est aussi pour l’acheteur. "Etre capable de déterminer que bouger un rendez-vous de quelques jours va sensiblement baisser ses coûts, cela va au-delà de l’anticipation… Mais se rendre compte qu’inviter son interlocuteur sur une période chargée chez lui coûte moins cher qu’un déplacement, c’est déjà plus novateur. Eh bien imaginez-vous que l’on peut descendre encore plus finement dans l’analyse du cas avec encore plus d’une centaine d’informations associées au profil". C'est ce sur quoi travaille notre homme.

"Gérer la data, c'est traiter plus de 10 millions d'informations en même temps"

Prenons pour exemple l’investiture de Donald Trump à Washington, qui représente toute une chaîne de besoins qui n’intéresse pas forcément ceux qui participeront à l’événement ou qui seront sur place à ce moment-là. Certes, le trafic aérien pourrait être plus chargé mais pas forcément l’hôtellerie. On peut imaginer que, dans un rayon de 20 km autour du Capitole, la gestion de la circulation sera plus complexe voire impossible. Il faut enfin associer les manifestants qui prévoient de s’opposer pacifiquement à cette prestation de serment. "Dans ce seul événement-là, il y a plus de 5000 données à prendre en compte, à comparer, analyser et à transcrire en éléments économiques ou pratiques. Raisonnablement, gérer la data pour cette journée c’est traiter plus de 10 millions d’informations en même temps".

Ian se veut cependant prudent. "Nous entrons dans l’univers encore flou des data-scientists dont la vision transverse se fait autour de la statistique, des mathématiques et de l’informatique. Ce qui veut dire que nous allons créer des modèles de plus en plus pointus qui demandent énormément de données. Pour gérer les besoins d'un voyageur d’affaires d’une entreprise 1000 personnes, on peut raisonnablement se dire qu’il y a entre 5 et 10 000 données à analyser pour rendre l’objectif du déplacement concret et réalisable. C’est là que nous intervenons dans la modélisation de paradigmes ajustables automatiquement et en quelques secondes à chaque voyageur".

Optimiser ne se limite pas à anticiper

De fait, pour les spécialistes, "L’intelligence artificielle analyse les données connues pour en tirer une optimisation de l’information et son utilisation au moment où le voyageur sollicitera son système pour réserver un déplacement professionnel". Mais Ian va plus loin: "Avec les algorithmes que nous pouvons qualifier de connaissance, nous allons plus loin dans la gestion du profil utilisateur en intégrant à la fois ce que nous savons mais en associant son besoin à l’information qui existe déjà, qu’elle soit économique, concurrentiel ou technologique".

Concrètement, en étant capable d’associer la finalité d’un déplacement à des éléments connus, comme l'activité de l’entreprise visitée et en fonction du risque lié à l’investissement du voyage, l'intégration des données permet à l’entreprise de déterminer le point d’intérêt du déplacement et les objectifs qu’elle en attend. Le ROI devient possible avec des taux d’erreurs extrêmement bas. "Nous avons appliqué ces outils à une grosse société américaine de maintenance et les résultats ne se sont pas faits attendre. En trouvant les process et en prédisant la nature des pannes dans le temps nous avons réduit de 29 % les déplacements". La solution a été capable d’anticiper les pannes en envoyant à l'avance les pièces détachées en fonction du risque encourue par la machine et l’entreprise cliente. En n'étant plus dans l'urgence mais dans la prédiction, les coûts baissent sensiblement. On imagine bien comment le voyage d’affaires peut en bénéficier.

"Cela ne veut pas dire que nous établissons un profil exact d’une situation mais plus précisément que nous établissons une prédiction autour de plusieurs cas de figure qui, dans une grande majorité, se révèlent exacts sur le terrain", souligne Ian. "Si l’on prend un exemple pratique, on peut ainsi très rapidement, en quelques millisecondes, déterminer le meilleur hôtel pour le voyageur d’affaires. Celui qui correspondrait à l’image attendue par son client sur place. Celui adapté à une situation géographique, à ses capacités en matière de réunion de travail, le tout un tarif précis, proche ou exactement celui souhaité par l’entreprise. Mais au final, on déterminerait la meilleure solution pour y aller et surtout si l’on a réellement besoin de s’y rendre. Aujourd’hui toutes ces données se font au doigt mouillé".

Du voyage à l'appel d'offres

Ces nouvelles technologies ne sont pas réservées à la seule organisation d’un voyage. La gestion prédictive, associée à l’intelligence artificielle, permet également à l’acheteur d’optimiser ses appels d’offres en restreignant le périmètre économique des fournisseurs potentiels. On retrouve, avec les algorithmes de connaissance, les outils d’analyse indispensables à la bonne comparaison des propositions commerciales soumises.

Concrètement, on se demande si cette vision ne tient pas plus de la science-fiction que de la réalité ? "Pas du tout, regardez aujourd’hui ce qui se fait dans les entreprises. On exige des économies en faisant pression sur les prix, pas sur les besoins. On prend le problème en fin de réflexion commerciale, jamais au début", considère Ian. "Ma mission est de dire que toute la chaîne de décision est complexe et ne se limite pas à un seul élément de l’entreprise. On se pose souvent la question de trouver de nouveaux marchés de nouveaux moyens de développement. On ne se pose jamais la question de se dire combien va nous coûter réellement ce développement et que va-t-il nous rapporter ? En inversant la chaîne, on se rend compte que l’ensemble des décisions qui pèsent sur les investissements réalisés par l’entreprise peuvent être anticipées très largement et qu’il ne s’agit pas d’une économie forcée, mais d’un investissement raisonné".

Pour les spécialistes, l’intégration de l’analyse automatique des datas au sein de process formalisé passera dans un premier temps par le développement d'un SBT intelligent qui dépassera le simple stade de la représentation graphique ou de l'offre affichée non maîtrisée pour aller vers des questionnaires courts pointus, précis et capable de faciliter toute décision en matière de déplacements professionnels. Le tout en permettant de les organiser au meilleur prix et le plus simplement possible. "Toute cette technologie est invisible", commente Ian, "C’est sa force de ne jamais se substituer à l’homme mais de lui donner une synthèse exacte de ce qui existe".

Le sujet est complexe mais le jeu en vaut la chandelle

"Il n’est pas facile d’expliquer simplement tout cela mais je voudrais juste vous donner un exemple concret. Aujourd’hui, Google dispose de tellement d’informations qu’il est souvent peu capable de les traiter. Il doit donc les agréger et les trier avant de les enregistrer. Seules des technologies puissantes de modélisation le permettent. Et au final, l’essentiel de ce qu’il sait de chaque visiteur va lui permettre de personnaliser les recherches et les offres commerciales. Avec exactement les mêmes datas que celles récupérées il y a dix ans, il peut être deux à trois fois plus rentables sur chaque profil enregistré et suivi dans le temps. C’est exactement la même chose pour une entreprise qui va développer ses déplacements professionnels. Faire mieux avec moins sans pénaliser ses salariés ou peser sur ses investissements".

Il reste à savoir le temps qu’il faudra pour obtenir les résultats évoqués par les spécialistes. Tous s’accordent à dire que, dans moins de 5 ans, 80% de l’objectif sera atteint. Et Ian de conclure, "En appliquant la loi de Moore, fondateur d’Intel qui disait que depuis 1959 en électronique, les capacités de calcul doublaient tous les ans à coût constant, la possibilité de nos machines sera à ce moment exponentielle et la data plus conséquente que jamais. C’est un risque qu’il faut intégrer dans le seul intérêt de l’humanité".

Des propos qui font froid dans le dos en pensant à la protection de notre vie privée. Mais l’est-elle toujours ?
Beaucoup en doutent déjà.

A Dallas,
Marcel Lévy