Le président de l’Association Française du Travel Management (AFTM) nous a accordé une interview, dans laquelle il fait le point sur la situation du secteur du voyage d’affaires et ses perspectives à plus ou moins long terme, sur les actions engagées par l’association tout au long de la crise, sur les évolutions du rôle du travel manager, sur le poids croissant des problématiques durables, les relations avec les TMC et le « passeport » sanitaire.

Comment se porte le secteur du voyage d’affaires en France aujourd’hui ?
Michel Dieleman : C’est une évidence, nous manquons de visibilité. Un tunnel dont nous ne sortirons probablement pas avant le mois de juin. En revanche, comme m’en ont fait part nos adhérents, les voyageurs d’affaires sont prêts à se re-déplacer. Les outils digitaux ne suscitent plus le même enthousiasme. Mais la reprise suppose des conditions sanitaires bien spécifiques. Or, celles-ci sont très différentes d’un pays à l’autre. Nos fournisseurs doivent également appliquer des procédures d’hygiène strictes. Bref, il s’agit d’un parcours du combattant, d’autant plus contraignant que les entreprises ont un devoir de protection vis à vis de leurs collaborateurs. Elles ne peuvent mettre de côté les aspects sureté et sécurité, et encore moins aujourd’hui les questions de santé.

Projetons-nous en septembre. Les frontières sont ouvertes et les objectifs de vaccination sont atteints. Quelle peut-être alors l’activité du voyage d’affaires, si on la compare à celle d’avant la pandémie ?
A l’écoute de nombre des 400 adhérents de l’AFTM, nous tablons aujourd’hui sur 40 à 50% de l’activité antérieure à la crise, à la rentrée. Mais la vérité du jour n’est pas celle du lendemain. Et j’espère me tromper. Peut-être ce pourcentage sera-t-il très supérieur.

Quid de vos prévisions à plus long terme ?
Il va y avoir une forte appétence pour les voyages après la crise. Et les gens reprendront probablement l’avion dès qu’ils le pourront. Mais cela devrait être différent pour la clientèle d’affaires. Les entreprises et le top management s’interrogent en effet sur l’usage des nouveaux outils de visioconférence. Ces derniers pourraient avoir un impact important, de l’ordre de 20 à 30% sur le nombre de déplacements. Bien sûr, c’est une moyenne et il devrait y avoir de fortes disparités d’une entreprise à l’autre.
Certains acteurs du secteur ne prévoient pas un retour à une certaine normalité avant 2024. Scott Gillespie (un conseiller reconnu du secteur, ndr) pense même que le voyage d’affaires ne retrouvera plus les niveaux d’activité antérieur à la crise, du fait du développement de la visio-conférence mais aussi de la nouvelle organisation du travail et des responsabilités nouvelles en matière environnementale et sociale…

Comment votre association aide-t-elle vos adhérents à mieux préparer la reprise ?
Nous avons organisé plusieurs ateliers depuis le début de la pandémie, une quinzaine de webinars tous suivis chacun par 200 à 300 personnes, des débats avec Axys Consultants… Nos adhérents savent que l’AFTM est là pour les aider. Et une partie importante de notre travail se fait de manière discrète, dans le cadre d’échanges réguliers avec eux, pour les aider à comprendre certaines décisions, à les accompagner quand c’est nécessaire, à les rassurer…

Votre accompagnement traduit aussi une évolution de la place et du rôle des travel-managers au sein des entreprises…
La crise a soulevé de nouvelles interrogations. Nous avons même du parfois rassurer la hiérarchie de nos adhérents sur l’utilité d’avoir un travel manager… Il est clair que son rôle évolue, se complexifie… Il doit en effet savoir mieux appréhender les questions de santé et de sécurité, ce qui passe par une meilleure localisation des collaborateurs en déplacement. Il doit aussi affirmer son rôle de prescripteur au niveau des outils, mesurer les indicateurs, être force de proposition, agir avec plus d’efficience, ajuster les objectifs RSE des entreprises… Son rôle doit également s’étendre au mobility management. Bref, nous devons l’aider à s’engager sur ces voies.

Le durcissement des processus de validation est-il une démarche durable ou temporaire ?
Je pense qu’elle est durable. Le niveau de validation avait augmenté avant la pandémie. Il s’est renforcé considérablement ces derniers temps, même dans un contexte où l’on valide peu de dossiers. Les questions de santé sont devenues majeures. Dans les processus d’approbation, on a ainsi vu croitre dans les grands groupes l’importance d’un directeur sureté sécurité, voire d’un médecin. Et cela va s’amplifier.
Peut-être les contraintes s’assoupliront-elles quelque peu quand nous serons revenus à une certaine normalité, dans quelques années. En revanche, il est sûr que de nouvelles habitudes ont été prises et sont parties pour rester. On sait par exemple que les priorités données au train pour des déplacements de courtes distances sont des mesures durables. Toujours dans une démarche RSE, peut-être verra-t-on paradoxalement croitre l’usage professionnel de la voiture sur de longues distances, ce qui n’était souvent pas accepté par les entreprises pour des questions de sécurité. Tant mieux pour les loueurs de voiture et les gestionnaires des parcs auto !

Des processus de validation plus stricts peuvent aussi limiter les demandes de déplacement…
Absolument. Si vous souhaitez vous déplacer mais que le voyage ne parait pas indispensable, certains peuvent craindre en effet d’être désavoué par leur hiérarchie, et finalement préférer ne pas faire la demande. Un autre exemple : on voit aujourd’hui des participations à des congrès lointains conditionnées au fait d’y délivrer une communication.

Pour le top management, limiter les voyages, n’est-ce aussi – et d’abord – une opportunité à la fois de réduire les dépenses et d’améliorer son bilan carbone ?
Les réductions de coûts étaient l’alpha et l’oméga il y a dix ans, après la crise financière. L’offre s’est ensuite diversifiée et les entreprises ont géré beaucoup mieux les déplacements professionnels. Sur le question de la durabilité, il ne faut pas qu’un diktat écologique s’impose au détriment de la rentabilité de l’entreprise. Nous devons mettre en balance les coûts financiers avec les coûts environnementaux et sociaux. Et c’est là où l’exercice est compliqué. Sur ce point, le travel manager et l’acheteur voyage peuvent apporter leur pierre s’ils ont les compétences et la formation pour cela. Car il ne faut pas non plus avoir honte de se déplacer pour raison professionnelle.

Les questions de durabilité n’en deviennent pas moins incontournables…
Nous avons publié récemment un livre blanc sur la RSE car celle-ci prend désormais une dimension stratégique. Elle doit être portée au plus haut niveau dans l’organisation des déplacements. Seules 40% des entreprises prennent aujourd’hui en compte leur empreinte carbone. Il y a encore un gros boulot en perspective ! On parlait déjà beaucoup de RSE il y a quatre cinq ans. Avant de passer à autre chose ! Aujourd’hui, la pandémie remet ces questions au premier plan. Elle accélère la mise en place de chantiers RSE. Et les plus jeunes, au sein des entreprises, se montrent exigeants en la matière. Le bleisure n’est certes pas un concept nouveau. Mais son intérêt s’en trouve aujourd’hui renforcé.

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Être plus vertueux pour l’entreprise, cela passe-t-il par la limitation des voyages en avion, des déplacements à l’avant des appareils ?
Je le pense pour les voyages courts. Le train doit être privilégié. En revanche, vous n’avez guère le choix sur le long-courrier. Cette question rejoint aussi les critères d’approbation plus stricts. Idem pour les voyages en classe affaires, moins « verts » qu’en classe éco. Néanmoins, je pense que le top management des entreprises ne peut pas sans cesse prendre le contrepied du voyageur, le faire voyager dans de mauvaises conditions. En long-courrier, on peut penser qu’il y aura moins de collaborateurs en déplacement dans l’avenir, mais qu’ils voyageront dans de meilleures conditions, en business, voire en premium. Car je rappellerais qu’un voyage professionnel a aussi ses contraintes et ses désagréments. Et nous allons nous inscrire de plus en plus dans la logique du « voyager moins mais mieux », en prenant en compte bien sûr la dimension de l’empreinte carbone.

Faut-il privilégier les fournisseurs les plus vertueux ?
Oui en effet. Certains nouveaux entrants, en ce moment, prennent d’ailleurs un rôle très actif, en créant des produits avec du contenu multisource, simples d’utilisation, avec des options qui invitent les voyageurs à faire des économies tout en respectant les règles RSE mises en place par l’entreprise. De petites agences de voyages et fournisseurs de voyages, y compris technologiques, plus agiles et réactifs que les grands groupes, sont à même de récupérer des marchés aujourd’hui, ce qu’ils n’auraient pas pu espérer faire il y a quelques années. Mais cela ne veut pas dire que les TMC ne s’emparent pas du sujet.

Au-delà des outils, les TMC parlent beaucoup aujourd’hui de la nécessaire approche humaine. Et Amex GBT a récemment indiqué, dans nos colonnes, son souhait de maintenir le « contact fee » après la crise…
Je les comprends, cette décision a du sens. En ce moment, les agences les plus appréciées de leurs clients sont celles qui n’oublient pas l’humain et l’accompagnement. Cette dimension est très forte dans notre activité, encore plus dans la période actuelle. Sur ce point, certaines TMC s’en tirent un peu mieux que d’autres…

Quelle est votre opinion sur le « passeport » sanitaire ?
Je ne suis pas fan du terme « passeport » qui crée une certaine confusion. Mais oui, à un certain moment, pour voyager, il faudra bien prouver que vous remplissez certaines conditions sur le plan sanitaire ! L’Europe s’est emparée du sujet. Et l’on voit déjà poindre les divergences. Mais ce « carnet » va être en effet une nécessité.