La conversation m’a fait rire, pourtant, a priori, le sujet n’était pas propre à se taper sur les cuisses. On parlait de ces appellations de plus en plus baroques (et/ou absconses et/ou métaphoriques et/ou abstraites) qui qualifient certains postes, certaines fonctions dans les entreprises – pardon : « les organisations ».
On parlait, plus précisément, du poste de « responsable (ou gestionnaire) grands comptes ». Bon. On voit ce que c’est, un responsable (ou un gestionnaire). Quant à « grands comptes », si on suppose que c’est plus obscur pour le profane, ça reste quand même assez clair pour qui travaille dans une entreprise – pardon : « une structure » – qui fournit des biens et services à d’autres structures (ou « organisations ») – pardon : en BtoB.
Pourtant, « responsable (ou gestionnaire) grands comptes », depuis dix ou quinze ans, disparaît des profils LinkedIn et sûrement des descriptions de postes. Au profit de « key account manager ». Ou de « global account manager ». Un tropisme anglophone – américain, sûrement, pour standardiser les désignations de fonction par-delà les frontières de l’Hexagone ? Bof… Même quand l’activité est exclusivement française, une petite « yankee touch » reste un gage de modernité et de cool, un peu comme ce chanteur belge, disparu il y a peu, qui mettait du « yeah » et des « wouw » dans son « wock’n’woll » wallon.
Mais vous le saviez que les GAM (y a-t-il encore des oisifs qui ont du temps à perdre pour prononcer « global account manager » in extenso ?) faisaient du coverage ? Non ? C’est certainement que vous ne travaillez pas pour un cabinet de conseil, une SSII ou une ESN. Tant pis pour vous. « SSII » (prononcer « SS2I ». Pourquoi pas « 2SII » ou « 2S2I » ? On vous en pose des questions ?) vous parle un petit peu, mais « ESN », pas du tout ? Tant pis pour vous, une fois encore.
Y a-t-il un endroit dans le monde où des gens – mais qui donc ? – se réunissent à intervalles réguliers pour enrichir le lexique de cette chatoyante novlangue entrepreneuriale ? Ces palabres ont-ils lieu dans une « inspiration room », sous un chêne, autour d’un feu de camp ? Prennent-ils la forme d’un intense brain storming ou relèvent-ils d’une sorte d’épiphanie collective ? Si vous avez des informations à ce sujet et que les journalistes sont bienvenus à ces rendez-vous au sommet (summit meetings ???), merci de m’envoyer un « Save the date » asap, ça m’intéresse.
Bref, je reviens à cette conversation… Mon interlocuteur m’apprend que la situation est grave : la ringardise guette sérieusement les GAM et autres « key account manager » car le terme « CRM » (Customer relationship Manager) est en plein essor. Il désigne le même poste que GAM ou, donc, que « responsable (ou gestionnaire) grands comptes », hein. Exactement, précisément, objectivement, rigoureusement, strictement, scientifiquement le même.
[Un insert est ici nécessaire : le CRM ne doit pas être confondu avec le CRM Manager car dans ce deuxième cas « CRM » fait référence au logiciel de Customer Relationship Management. Donc le CRM Manager n’est pas du tout un CRM, mais c’est un type vachement important car il est quand même manager de management, c’est pas donné à tout le monde.]
Je reprends. Cette nouvelle fonction de CRM recouvre exactement le champ d’action d’un « responsable (ou gestionnaire) grands comptes ». Mon interlocuteur le sait, il l’a lui-même occupé durant quelques années, ce poste de CRM, dans un job antérieur. Job qu’il a voulu quitter. Entretien d’embauche dans une nouvelle boîte… Le recruteur examine avec attention le CV du candidat, notamment son brillant parcours de CRM. Il relève la tête, fixe son regard dans celui de l’impétrant, et lui dit : « Mais en fait vous n’avez jamais géré de grands comptes ? » C’est à ce moment-là que j’ai rigolé.