Pascal Jungfer a créé et dirige AREKA Consulting, qui conseille de grandes entreprises du monde entier. Dans cet entretien, il dresse à grands traits un tableau des différences entre business travel américain et européen.
Quelles différences majeures observez-vous entre l’Amérique du Nord et l’Europe en termes de business travel ?
Pascal Jungfer : Dans cette dichotomie, je parlerais davantage des Etats-Unis. L’élément intrinsèque qu’est la taille du marché et l’efficacité opérationnelle qui y est rattachée sont fondamentales : dans des deals mondiaux, la rentabilité y est beaucoup plus facile à construire qu’ailleurs. En Europe, les marchés sont mâtures mais il y a fragmentation, avec des complexités supplémentaires, y compris linguistiques. C’est ça la grande différence qui pèse sur les accords entre les acteurs de la tech et de la distribution et les fournisseurs. Il y a d’autres caractéristiques proprement américaines, bien sûr. Par exemple, le fait que le marché hôtelier soit dominé par les chaînes - à 70% contre 30% pour les indépendants, alors que la proportion est inverse en Europe et en Asie - ce qui offre une capacité à établir des accords commerciaux de façon beaucoup plus centralisée. Cette spécificité-là participe aussi à un bien meilleur amortissement des coûts fixes et à une construction moins complexe de la rentabilité.
Si je vous entends bien, dans un deal mondial, un acteur business travel équilibrera sa marge européenne plus faible par sa marge étatsunienne. Ce qui ne plaide pas pour une régionalisation de sa stratégie “voyage” que certains préconisent, au nom d’une approche plus fine de chaque marché…
Ce n’est pas tout à fait ma pensée et ce n’est de toute façon pas ce que j’observe systématiquement. Oui, les Etats-Unis sont un enjeu majeur de rentabilité de par leur taille quand un fournisseur a un deal mondial avec une entreprise cliente. Néanmoins, beaucoup de clients - même si ce n’est pas la majorité des gros clients - optent de façon assumée pour des stratégies régionales, notamment en termes de technologie. Mais ce qui est déterminant dans cette stratégie, c’est la structuration des achats au sein de l’entreprise, donc sa gouvernance, son organisation et sa culture, au final. D’ailleurs, quand ils répondent à un appel d’offres d’une entreprise globale, les fournisseurs cherchent avant tout à comprendre cette structuration qui influence en bout de chaîne les décisions de sourcing. Et il est impossible de dire quelle option est la plus efficace et/ou la moins onéreuse : les possibilités de deal sont trop nombreuses.
Êtes-vous d'accord pour dire que l’innovation technologique caractérise aussi ce marché américain. Et si c’est le cas, l’imputez-vous à la taille du marché ou à une bienveillance plus prononcée pour la nouveauté ?
Trois fois oui. Oui, sans aucun doute, ce marché est marqué par son dynamisme en termes technologiques. Oui, il s’explique par le fait qu’on peut accéder à des volumes intéressants, et donc à la rentabilité, y compris sur le midmarket. Et enfin oui, il y a une appétence générale pour l’innovation qui est plus grande, accueillie de façon plus intéressée et bienveillante qu’en Europe… Par exemple, si une nouvelle interface propose de la fluidité pour l’utilisateur, elle sera accueillie avec beaucoup d’intérêt, même si on n’a pas encore le backoffice idoine, c’est tout de suite très valorisé par le marché.
“Rentabilité du midmarket + bienveillance par rapport à l’innovation = Navan” ?
Quand je réponds à vos questions, je parle du lac, pas des bateaux qui y voguent. Mais oui, bien sûr, le bateau que vous citez est un très bon exemple, même s’il y en a d’autres. La taille du midmarket est toujours intéressante à prendre en compte pour évaluer un marché et sa capacité à réceptionner l’innovation. Si celui-ci est important, de nouveaux entrants vont apparaître.
Cette culture de l’innovation, on ne l’a évoquée qu’au niveau des fournisseurs. Encore faut-il qu’elle soit partagée par les clients. Est-ce le cas ?
De là où je parle, en tant que conseiller, les priorités stratégiques des clients sont dictées par des réalités de marché, bien sûr, mais aussi et surtout par leur maturité intrinsèque, influencée par leur taille, leur secteur d’activité, leur culture. Pepsico et Danone ou bien BNP et ses consœurs de Wall Street sont confrontées à des problématiques communes à quelques nuances près. C’est ça qui influence les stratégies voyage - ce qui implique leur accueil de l’innovation - des grandes multinationales (qui constituent l’essentiel de ma clientèle), bien plus que l’adresse de leur siège. A part, peut-être pour ce marché très particulier qu’est le Japon. C’est très important de le dire car l’harmonisation des politiques voyage, la consolidation des programmes fournisseurs et des flux de données, des pilotages avec une armature qui tient la route sont les données les plus importantes.
On entend souvent dire que la dimension environnementale est moins présente dans les PVE américaines qu’européennes. Qu’en pensez-vous ?
Ce qu’il y a de sûr c’est qu’il n’y a pas d’équivalent de la CSRD aux Etats-Unis : le scope 3 n’est pas concerné par les objectifs de réduction de l’empreinte carbone. Mais ce qu’il y a de sûr aussi, c’est que j’observe que les grandes entreprises américaines sont à l’initiative et vont plus loin que ce que les textes réglementaires leur imposent. Donc je ne serais pas catégorique sur ce sujet. Comme en Europe, les coûts et la satisfaction des voyageurs, le green et la sécurité constituent la quadrature du cercle des PVE.
Nous nous sommes prêtés au jeu des comparaisons Etats-Unis/Europe… Mais après tout, est-il pertinent de parler de notre continent comme d’un tout homogène ?
Vous m’auriez posé la question sur l’Asie-Pacifique, je vous aurais répondu “non” : il n’y a aucune raison de ranger dans un même ensemble la Chine, l'Inde, le Japon et l’Australie. Le BT dans les différents pays d’Europe est effectivement beaucoup plus homogène. Mais avec des colorations nationales. Pour aller vite… Le Royaume-Uni est un marché très mâture avec une appétence des entreprises pour aller chercher les expertises en dehors de leur sein. L’Allemagne se caractérise par une solidité des partenariats entre les grandes entreprises et les TMC, avec un mindset très international. La Suisse, par une attention au service, par le poids des institutions financières et des organisations internationales et pas un grand nombre de grosses sociétés internationales, pas forcément multinationales, qui font entre 2 et 10 milliards de CA. La France est moins caractérisée, c’est un peu un mix de tout ça, avec, peut-être une attention aux prix particulière dans les arbitrages mais aussi par un dynamisme en termes d'innovation économique.