Rendez-moi mon cluster !

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Coup DP Cluster

Ah, les bonnes blagues du vocabulaire ! Ah, les turpitudes de la novlangue entrepreneuriale ! Le coronavirus donne la fièvre aux clusters et fait tousser les communicants...

On vous le promet : depuis, disons, deux ou trois ans, impossible de trouver un Bureau des Conventions (on veut dire par là un « Convention Bureau ») qui se veut forcément « à la pointe »,  « proactif », tout à la fois « leader » et « facilitateur » qui ne mette en avant les « pôles d’excellence » de son tissu économique – pardon : de son « écosystème », en promouvant ses « clusters » (la concentration/collaboration d’entreprises d’un même secteur, en gros).  Bon. Rapprocher les inputs des outputs, les constructeurs de pyramides de Gizeh en ont eu la brillante idée, il y a genre 4.000 ans, mais là, c'est autre chose : c'est du cluster, man ! Et quand on en arrive au « cluster », on touche au summum du dynamisme, de la post-modernité 4.0 (et de la proactivité, du leadership, de la facilitation, de l'agilité, etc). La preuve : c'est en anglais !

On imagine le tout premier responsable (le responsable Zéro) d’un Convention bureau – appelons-le Boris - ayant accouché du vocable magique au service de la promotion de son territoire - Perche, Dauphiné, Marais-Poitevin, peu importe. On l’imagine rentrer dans son doux foyer à la fin de la merveilleuse journée où l'illumination advint. Peut-être, exténué par cette trouvaille, s’est-il servi un scotch pour se détendre. Peut-être a-t-il fait part de sa foudroyante inventivité lexicale au moment du dîner familial. Son épouse, les yeux humides d’admiration, lui aurait alors caressé la joue en lui promettant un pot-au-feu pour le week-end suivant. Sa petite Raphaëlle et son petit Gabriel (ou le contraire) auraient chanté, à la récré du lendemain, les exploits paternels. Bref, on peut imaginer que le terme « cluster » a offert un moment de pure félicité à un nombre restreint de personnes, ce qui, dans notre monde de brutes, est déjà ça de pris.

Et puis, patatras ! Le coronavirus… Au début, quand ça ne se passait qu'en Chine, ça allait. Mais une fois arrivé en France, ce coquin de Covid se développa à partir de foyers de contamination localisés. « Foyer de contamination », c’est clair comme terme, tout le monde comprend. C’est clair mais c’est pas très ragoûtant : ça fait un peu bouillon de culture, fosse septique, remugle, soupe à la grimace… C’est là qu’Antoine entre en scène. Antoine, c’est une sorte de Boris mais officiant, lui, au Ministère de la Santé. Et quand on lui a demandé, à Antoine, un terme alternatif à « foyer de contamination », un truc qui fasse plus propre et sous-entende que la situation est « under control », il a dégainé l’arme absolue : cluster.

Alors on parlerait donc de clusters… Mais comme, contrairement à « foyer de contamination », « cluster » est totalement incompréhensible pour la plupart d’entre nous, « on » (les politiques, les spécialistes, les praticiens, les consultants, les médias…) lui adjoint généralement sa traduction française : grappe. C’est vrai ça, Boris n’avait jamais pensé à consulter son Harrap’s ou son Google Trad pour vérifier le sens profond, premier, inaltérable de sa progéniture langagière. C’est donc « grappe ». Non, pas « grippe » : grappe, comme une grappe de raisin. Sauf que dans le cas du coronavirus, ce cluster, cette grappe-là évoque moins un grand cru bordelais qu’une éruption cutanée, un prurit galopant, enfin, ce genre de choses. Pas top.

Pas top non plus, du coup, les super clusters d’entreprises de Boris… A l’heure qu’il est, Boris ne souffre d’aucune difficulté respiratoire, sa température culmine à 37°5, mais le burn out guette. Les coûts de conception, production et édition étant ce qu’ils sont, les documents communicationnels vantant les mérites de son territoire mettront en avant ces maudits clusters pendant encore au moins 8 mois, jusqu’aux prochains budgets ! Et l’an prochain, peut-être y parlera-t-on plutôt de « réseaux » d’entreprises. Et peut-être aussi que si Boris sollicite l’avis desdites entreprises sur l’utilisation du terme « cluster », peut-être alors lui répondront-elles : « Lâchez-nous la grappe ! »