L’organisation matricielle est elle un atout pour un meilleur service client ?

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La presse professionnelle relate ces derniers jours les évolutions organisationnelles en cours chez Carlson WagonLit Travel (CWL) et les doutes qu’elles engendrent chez les collaborateurs, voire chez les clients. Les compagnies nord-américaines ont une vision des structures mondiales assez différente de celle des sociétés de service européennes. Elles sont habituées à une organisation, très prisée outre atlantique, qualifiée en Europe de "matricielle ."

En fait, dans le voyage d’affaire, les TMC globales déclinent une organisation que les écoles baptisent "fonctionnelles". Des lignes de métier (de "business" ) sont créées et sont supposées travailler de concert pour le meilleur service et la satisfaction du client.
Cette actualité chez CWL en Europe m’incite à prendre la plume pour partager mes expériences passées.

Trois raisons peuvent expliquer le choix que ces entreprises s’imposent en Europe :

Si ces grandes TMC se disent globales, il faut tout d’abord constater que leur marché domestique américain est considérable et représente souvent 80% de leur activité. Elles mettent donc en place des organisations réputées efficaces pour ce marché intérieur et acceptées aux USA par tous (collaborateurs, clients, fournisseurs…), car ancrées dans la culture de cette population. Il est assez logique pour ces entreprises qui considèrent le reste du monde comme l’inconnu, de penser que, pour réussir à l’international, aucune organisation ne peut être plus performante que celle qu’elles maîtrisent localement.

Leur développement dans les autres régions du globe se faisant souvent à travers l’accompagnement de leurs clients américains à l’étranger, la duplication de l’organisation américaine est donc la décision la plus logique pour elles.

Enfin, la puissance d’un réseau mondial se vérifie sur le terrain à travers la performance de l’entreprise sur chaque marché local. Accompagner un client globalement implique la mise à disposition de services performants dans chacun des pays où la TMC est présente. C’est la raison pour laquelle la croissance de ces réseaux mondiaux est souvent bâtie grâce à des acquisitions externes. Cette stratégie leur permet d’acquérir rapidement une taille critique localement, des services, des expertises partout où elles opèrent. Mais aussi, d’atteindre les objectifs de croissance devenus si incontournables pour les agences de voyages dans le modèle économique qui est le leur aujourd’hui. La matrice leur permet alors d’intégrer, de digérer, rapidement les TMC locales qu’elles acquièrent en découpant les responsabilités du management par métier (Opérations, Ventes, Suivi client, Ressources humaines, Finances, etc.)

J’ai vécu cette transformation dans les années 2000, lors de l’intégration d’une grande agence de voyages d’affaires Française, leader sur son marché au sein de American Express Business Travel, avec lequel nous étions associés en France. L’expérience a été passionnante et enrichissante mais complexe à gérer. Elle a représenté pour moi, et pour mes équipes, une véritable transformation. Les "agents de voyages" qui m’entouraient ont du affronter, comme moi, de vraies difficultés pour servir leurs clients dans l’écoute qui leur est due, avec réactivité et efficacité. Les plus jeunes, souvent issus d’autres cursus, ont eu moins de mal à vivre dans cette organisation. Je dois avouer que leur vision de la mission d’une TMC était assez différente de la mienne. Ils accompagnaient le client dans sa mobilité comme ils auraient pu servir un client dans la banque, l’assurance, les télécoms ou n’importe quelle autre industrie processée.
Je peux dire que cette approche n’a pas démontré au quotidien une réelle efficacité sur le marché français. Les ratios de satisfaction et de rétention client en ont pâti.

Passer d’une organisation verticale et hiérarchique à cette structure très fonctionnelle a été un défi autant culturel que professionnel. Dans les faits, "comment cela marche-t-il ? "  !

Chez CWL, les patrons de pays s’effacent au profit d’une somme de lignes fonctionnelles : Ventes, Marketing, Opérations, Finance, Contrôle, Ressources Humaines, Juridique… Ces équipes doivent s’articuler de concert pour servir le client… Un nouvel article parle hier de "Management team meeting"  , ou comité exécutif. Cela me rappelle des souvenirs !
Dans ces organisations, le commercial en charge est censé être l’ambassadeur du client et le chef d’orchestre de l’organisation "orientée client"  – "customer oriented" pour assurer un fonctionnement cohérent de toutes les équipes au service du client…

Et c’est justement dans cette mission que réside la difficulté !
Les lignes de services s’organisent en fonction de leurs expertises qu’elles cultivent d’ailleurs plutôt mieux que dans une organisation verticale. Leur unique objectif est de se consacrer à leur mission experte. Ainsi, les lignes opérationnelles ont leur propre plan d’actions, d’investissements, leurs propres priorités. Même si ces plans s’inscrivent dans la stratégie globale de l’entreprise, ils ne laissent que très peu de place à la flexibilité pourtant indispensable dans l’organisation des voyages d’affaires.

Pourquoi investir dans la formation, l’optimisation des traitements spécifiques au rail en France lorsque la vision des opérations est mondiale ? Pourquoi perdre de l’énergie à des besoins locaux, des niches de marché lorsque la mission est des délivrer un service aligné dans le monde entier quelque soit l’heure où le client sollicite l’organisation ?

Je pourrais développer ces exemples si nombreux pour étayer ce constat mais la chronique deviendrait un livre. La principale faiblesse de ce mode de fonctionnement est le manque de pilotage local, et le manque de leadership créé par ces multiples directions. Certes, pour plaquer aux exigences légales et réglementaires locales, ces entreprises nomment un président ou un directeur général à la tête de leurs filiales dans ces marchés. Ces dirigeants n’ont cependant pas les pouvoirs du patron qu’exige cette industrie, cette profession. Le directeur des ventes (en charge de la croissance) ou le responsable de la relation client (en charge de la rétention des clients acquis) sont souvent, sur le papier, ces mandataires sociaux. – Oui, l’activité commerciale est souvent, elle-même, scindée en deux pour toujours garantir la meilleure performance et efficacité ! Ce mandataire social n’est pas dirigeant en interne. C’est un commercial, chef des ventes. Il n’a pas autorité sur les lignes de business. Son rôle consiste à les réunir régulièrement pour veiller à la cohérence de leurs décisions et garantir le service au client. Ce coordinateur doit être suffisamment charismatique et rompu aux structures matricielles pour réussir sachant que chacune de ces lignes reporte à sa direction européenne qui elle même reporte à la direction de la ligne au siège mondial.

Les réunions d’alignement,  "alignment meetings" , sont alors pléthore et le management y consacre un temps considérable au détriment des clients et des collaborateurs eux-mêmes qui ne savent plus souvent à qui ils reportent : au patron de la ligne ou au DG-sans pouvoir qui plaide le service au client ? Combien de fois les instructions des opérations, du commercial, du juridique, de la finance étaient elles contradictoires ! Les arbitrages sont indispensables et les sources de conflits internes et de frustrations sont multiples lorsque l’on a la passion du client ! Les
"baronnies"s’y développent à souhait.

Délivrer la promesse commerciale devient alors critique. Deux cas de figure se présentent. L’offre commerciale est standardisée au maximum et peu personnalisée et donc peu attrayante. Ou la promesse est survendue et la déception est grande chez le client. La satisfaction client et la profitabilité doivent être les deux objectifs majeurs d’une TMC aujourd’hui. La croissance et la rentabilité, mais aussi l’innovation, les décisions d’investissements, d’organisation en découleront naturellement. Si ces organisations fonctionnelles permettent le développement des expertises, dans certains cas, l’amélioration de la productivité, elles engendrent une augmentation des coûts de fonctionnement et de structures (chaque ligne est une chapelle et a souvent sa propre organisation finance, sa RH…).Elles engendrent surtout un manque de réactivité et de flexibilité peu compatibles avec l’atteinte des deux objectifs prioritaires des TMC.

CWL était à mes yeux un réseau global dont le siège avait le mérite d’être basé en Europe. Culturellement, les organisations s’adaptaient à chaque marché. La matrice fonctionnelle très prisée des américains était bien sûr en place aux USA, mais les organisations en Europe restaient assez verticales et locales. D’où la performance de ce réseau en France. L’Europe n’existe malheureusement pas en tant qu’une entité unique. Elle n’est que la somme intelligente de 28 pays dans lesquels plus de 15 langues sont parlées. L’approche « multi-marché » qu’avait mise en place cette TMC était judicieuse et efficace. J’ai du batailler dur à l’époque pour faire face à ce confrère et je n’ai pas toujours gagné car les entreprises européennes attendent de leurs partenaires de la flexibilité, de la crédibilité et une capacité à décider et à agir de la part de leurs interlocuteurs.
Soutenir un appel d’offre, lancé par un grand client français, accompagné de 14 personnes ne parlant pas un mot de français venus pour décrire la promesse de leur ligne de business n’est pas toujours la meilleure façon de convaincre en France et en Europe…

La pression constante sur les marges des TMC et leurs objectifs de profitabilité ont eu raison de cette stratégie multi marché chez cette grande agence. La baisse des revenus fournisseurs, les investissements nécessaires pour accompagner les clients dans la digitalisation de leurs opérations, la faible valeur ajoutée reconnue à ces TMC – plus considérées comme des gestionnaires de commodité sans valeur que comme des conseils en optimisation d’achats et de processus sont la cause de ces choix presque obligés, présentés comme des progrès pour le client.

Personnellement, je pense que ces décisions constituent une réelle opportunité pour les concurrents de ces TMC globales. Moins lourds, plus locaux et flexibles, déjà structurés à l’international à travers des alliances, ces agences sont à même de proposer aux entreprises de taille intermédiaire et à certains grands comptes des solutions de gestion et d’optimisation de leurs budgets « mobilité » tout à fait à la hauteur de leurs besoins et de leurs attentes. Ces agences sont dirigées par de vrais entrepreneurs qui ont un sens développé du client et du service.
Contrairement aux Grands de cette industrie, ils ne l’affichent pas au quotidien mais managent leurs équipes en plaçant le client au cœur de leurs entreprises. Je ne serais pas surpris qu’ils bénéficient localement des choix des géants globaux qui n’ont peut être pas d’autre solution pour gérer la complexité d’une organisation globale intégrée.

Les grandes TMC mondiales ont elles un avenir dans le service client ? La question est posée. Je pense que nous constaterons un mouvement de balancier ces prochaines années si ces grands acteurs veulent rester dans la course… Car, le client a toujours raison !

Régis Chambert
A propos de RC2  

RC2,  Régis Chambert Consulting, est une SARL créée en 2010 dans le but de mettre à la disposition de ses clients un savoir faire, une expérience de plus de 30 années dans le management d'entreprises Françaises, puis internationales, dotées d’organisations très diverses, traditionnelles ou matricielles et globales.

Régis Chambert a auparavant exercé les fonctions de  Directeur Régional chez Scac Voyages (groupe Bolloré), chez Havas Voyages, puis de Directeur Général d'Havas Voyages American Express qu'il a lancé, et de Vice président - Directeur Général d'American Express Voyages.
Il a présidé plusieurs sociétés du groupe American Express en Europe (Belgique, Espagne, Pays-Bas) et siégé dans plusieurs conseils d'administration de sociétés partenaires (UVET AMEX en Italie), il a présidé Avexia Voyages de 2011 à fin 2013.
La réflexion stratégique, la marque, la conduite du changement, la formation et le coaching sont les principaux domaines dans lesquels Régis Chambert intervient.

RC2 a rédigé plusieurs livres blancs et aide les entreprises dans leurs consultations « Travel » et leur relation avec les prestataires du tourisme et transporteurs. Il accompagne le management dans ses projets stratégiques, la conduite du changement (projets d’externalisation) et intervient dans différents cycles de formation pour le compte d’organismes dont l’AFTM, l’APST et Déplacements Pros pour lequel il rédige régulièrement des chroniques. RC2 a lancé en en 2015 un programme de formations en ligne, en partenariat avec DP, sur le travel management : « les Essentiels ».

Il conseille et accompagne des acteurs du voyage d’affaires dans l’amélioration et la mise en valeur de leur offre de services et a été choisi par plusieurs startup pour les guider dans l’industrie du voyage.
Régis Chambert participe régulièrement aux colloques dédiés au tourisme et partage ainsi ses expériences avec le plus grand nombre.

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