L’UE revoit à la baisse ses ambitions en termes d’exigence de durabilité des entreprises. Avec Julien Etchanchu, du cabinet Advito, on tente d’en tirer les possibles conséquences…
Le 26 février dernier, la Commission européenne a adopté un paquet législatif visant à simplifier plusieurs régulations, notamment la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive, le rapport extra-financier intégrant des critères de durabilité) et la CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, soit : Directive sur la diligence raisonnable en matière de durabilité des entreprises). Avec de bonnes chances qu'il soit prochainement entériné par le Parlement.
Si l’intention est de réduire la charge administrative des entreprises, notamment pour les PME, cet allègement risque de compromettre l’ambition de durabilité de l’Union européenne. L’affaiblissement des obligations pourrait non seulement fragiliser la crédibilité du reporting extra-financier mais aussi introduire une RSE à deux vitesses, défavorable à la transition écologique.
“On ne guérit pas de la grippe en cassant le thermomètre”
La métaphore est de Julien Etchanchu, spécialiste “durabilité” au sein du cabinet Advito (filiale de BCD Travel). Et il est vrai qu’en termes de prise de température, la fiabilité ne va pas y gagner avec l’hypothétique réforme. En effet, l'une des mesures les plus controversées du paquet législatif est le relèvement des seuils d’obligation de déclaration de la CSRD : seules les entreprises de plus de 1.000 salariés ou générant un chiffre d'affaires supérieur à 450M€ y seront soumises.
De fait, cette révision exclut ainsi près de 80 % des entreprises, principalement des PME et des ETI, de cette obligation. Cet allègement, qui peut sembler bénéfique à court terme pour les entreprises concernées, pourrait en réalité les inciter à relâcher leurs efforts en matière de durabilité et de ne pas investir dans des pratiques responsables et transparentes, avec pour conséquence une absence de visibilité sur leurs impacts environnementaux et sociaux.
Quant au bénéfice que les entreprises exclues seraient censées en tirer, il ne convainc pas Julien Etchanchu : “Les contraintes qu’exige la CSRD sont bien moindres que celles imposées par les rapports financiers ! Il y a un tel décalage entre cette mesure et l’état d’esprit que je rencontre sur le terrain que je me demande si les représentants des entreprises auprès des instances européennes sont vraiment à la hauteur”.
Une RSE à deux vitesses, au détriment des PME in fine
Le même de se féliciter malgré tout qu’apparemment, en dépit de cette réforme, le principe de double matérialité - qui consiste à indiquer l’impact de l’entreprise sur le réchauffement climatique, et l’impact du réchauffement climatique sur l’activité de l’entreprise - soit maintenu. Mais le verre est indubitablement vide bien au-delà de la moitié.
Parce qu’avec l’exemption des PME et des ETI des obligations de reporting, une RSE à deux vitesses pourrait se dessiner. Cette distinction risque de fragiliser le mouvement vers une durabilité inclusive. Loin de renforcer l'engagement global, cette approche pourrait accentuer les inégalités, laissant les entreprises les plus vulnérables en dehors du cadre normatif. Les PME, de fait, risquent de ne pas voir la RSE comme un levier stratégique, ce qui pourrait, à terme, nuire à leur compétitivité et à leur crédibilité sur le marché international.
L’abolition des obligations d’audit : un danger pour la fiabilité des données RSE
Autre mesure préoccupante : l’abandon de l’obligation d’audit des rapports extra-financiers pour les entreprises soumises à la CSRD. Cette décision est loin d’être anecdotique. Le processus d’audit des données RSE était un gage de fiabilité et de crédibilité. Son retrait constitue un recul majeur dans la quête de transparence et de rigueur.
Sans un contrôle tiers, la fiabilité des informations sur les pratiques durables des entreprises pourrait être sérieusement compromise. Ce manquement aux standards de transparence ne ferait que renforcer le scepticisme des investisseurs et du public quant à la réelle ambition de l’Europe en matière de durabilité.
L’allègement de la CS3D : un scope 3 considérablement réduit
La réduction des exigences de diligence raisonnable dans la chaîne d'approvisionnement (CS3D), en particulier l’exclusion des sous-traitants indirects, est une autre mesure qui pose problème. Jusqu’à présent, les entreprises étaient tenues de surveiller l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement pour identifier et prévenir les risques en termes de RSE.
En limitant le contrôle aux seuls fournisseurs directs, la Commission européenne permettrait ainsi à des entreprises de se soustraire à leur responsabilité en matière de transparence et d’éthique, renforçant ainsi les risques d’impunité dans un contexte de mondialisation des chaînes d’approvisionnement.
Tout en le regrettant, Julien Etchanchu estime cependant que ce que n’imposerait plus la réglementation sera scruté par les ONG ou les médias : “Il y a l’exemple de Décathlon, récemment confronté à des accusations sérieuses concernant les pratiques de ses sous-traitants en Chine (selon le média Disclose et l'émission "Cash Investigation", certains d’entre eux utiliserait le travail forcé de la minorité ouïghoure, ndr). L’enjeu réputationnel est trop important pour que les entreprises se soustraient à leur devoir de vigilance, imposé ou non”, veut-il croire.
Une (mauvaise) réponse à Trump ?
L’UE n’a pas attendu l’élection de Donald Trump pour faire pâlir ses politiques vertes, depuis une grosse année, sur ce sujet comme sur l’agriculture, par exemple. Mais le retour à la Maison Blanche d’un climatosceptique, créant par ailleurs de grandes incertitudes économiques, sert d’arguments à ceux qui sont prêts à sacrifier la crédibilité de l’Europe en matière de durabilité pour préserver sa compétitivité à court terme.
Est-ce un bon calcul ? Rien n’est moins sûr. Au contraire, l’occasion pourrait être belle, pour le Vieux continent, de prendre de l’avance sur des obligations qui, un jour ou l’autre, nous rattraperont. Julien Etchanchu ose évoquer une sorte de retournement d’alliance (décidément dans l’air du temps) en matière de durabilité : que l’Europe se tourne davantage vers la Chine, discrète mais engagée en termes de transition écologique, au détriment des Etats-Unis de l’administration Trump, pour un partenariat fructueux.
Ne se faisant aucune illusion sur la probabilité de convertir le nouveau locataire de la Maison Blanche à l’écologie, il rappelle qu’il est avant tout un business-man : “Il faut que Trump saisisse le potentiel économique de la transition écologique”. Certes, mais c’est aussi une bonne partie des instances européennes qui reste à convaincre.