De quoi Navan est-il le nom ?

0
868
De quoi Navan est-il le nom ?
Le 8 février 2023, Ariel Cohen, cofondateur de TripActions, fait état, perruqué sur son compte Twitter, du nouveau nom de sa société : Navan. (Crédits : Twitter/Ariel Cohen/Navan)

Un changement de nom comme le signe d'un changement de stratégie. Peut-être aussi un moyen de se délester d'une certaine image de feue TripActions ?

TripActions devient donc Navan et ce changement d'identité est le reflet, selon sa communication officielle, d'une redirection de sa stratégie. Son point saillant : on va désormais pouvoir organiser ses vacances sur l'app "business travel native". S'agit-il d'un tournant si radical ? Le voyage d'affaires n'est-il désormais qu'une composante du business de Navan à la faveur d'une ouverture à la cible leisure ?

Pas tant que ça. L'objectif principal de la startup de Palo Alto reste toujours de contractualiser avec des entreprises pour faire voyager leurs collaborateurs. Car il y a une astuce... Réserver son vol et son hébergement pour ses vacances à Ibiza avec Navan ce sera effectivement possible... Mais en s'inscrivant avec une adresse professionnelle !

Zahir Abdelouhab, general manager France de Navan, nous explique plus concrètement les choses : "L'idée est que si on a 100 personnes travaillant pour une même entreprise qui utilisent notre service à titre personnel, on puisse aller voir cette entreprise pour le lui signaler". Et, on s'en doute, mettre en avant l'avantage que l'entreprise retirerait à utiliser une solution si appréciée par ses salariés pour leurs déplacements professionnels aussi, en termes de fidélisation et de lutte anti-leakage, notamment.

Notoriété

C'est malin. Mais ce n'est en aucun cas une réorientation majeure de l'activité de TripActions... Alors pourquoi changer de nom ? L'ancien nom de Navan aurait été "Business Travel & Expense", on aurait compris... Mais le naming "TripActions" contient un cool qui pourrait convenir a priori à cette ouverture au grand public. 

Si "Alphabet" devenait "Lexique", les utilisateurs lambda de Google ne s’en apercevraient même pas. Mais TripActions, dans la mesure infiniment plus petite d’un marché B2B, est une entreprise en même temps qu’un produit : une marque. Et une marque forte. En témoigne cette réalité : en moins de deux ans de présence en France, elle est l'un des sujets de conversation préférés des acteurs de l'écosystème BT.

Et cette notoriété, elle s'est bâtie à coups de centaines de millions de dollars. Certes, Nike et Pepsi ne sont pas nées "Nike" et "Pepsi" mais à l’époque où ces marques furent affublées de leur désormais universelle identité, qui connaissait "Blue Ribbon Sports" et "Brad’s Drink" ?

Cancel culture ?

La question se pose d’autant plus que TripActions croit - comment pourrait-il en être autrement ? - en la force des marques. La preuve : la prestigieuse Reed & Mackay, propriété de TripActions, échappe au rebranding "Navan".

Et si cette "navanisation" avait des vertus non avouables ? Et si, finalement, c’était davantage une forme de cancel culture appliquée à soi-même qu’opérait TripActions ? Si, en changeant de nom, la startup voulait aussi faire oublier le cortège de critiques qui plombe quelque peu son ascension en or ? Un peu comme la photo d'un Ariel Cohen sur son compte Twitter (notre illustration) lors du fameux renaming, dont la perruque pourrait contribuer à le rendre méconnaissable (sur les critiques) mais pas tout à fait (sur les promesses sonnantes et trébuchantes). 

Article de la mort

Cet article incendiaire (et payant) que le média américain The Company Dime a consacré à Navan (ex-TripActions) ce 6 février, il ne s'agit pas de le prendre pour argent comptant. Il comprend un nombre de mots hors de toute proportion avec les stories habituelles du site - un ratio de 1 à 10 au doigt mouillé. Et il constitue un réquisitoire en règle contre la startup californienne... qui a le mérite de recenser les griefs qui lui sont faits le plus fréquemment. Et ils ne sont pas minces.

Que lui est-il reproché ? Deux choses, essentiellement.  D’abord une culture d'entreprise et un management "toxiques" d’après, notamment, les témoignages d’une quinzaine d’ex-collaborateurs de TripActions. Ensuite, le service proposé : la qualité de l’interface utilisateur est reconnue "but that’s just the surface", estime un client. En cause : le support client et la gestion des comptes, jugés médiocres ou pire.

Relativisons

Sur ce dernier sujet, The Company Dime, média sérieux, étonne par son manque d’équilibre. A l’issue de l’article lui-même, son auteur, Jay Campbell, recense un verbatim incroyablement long de cinq acheteurs client qui (sous couvert d’anonymat) enfoncent des clous dans le cercueil que l’article s’était préalablement appliqué à façonner.

Cet article comprend également un passage étonnant - que le jargon journalistique qualifierait de "gonzo" - dans lequel Jay Campbell relate des échanges de mails, en amont de la rédaction de l’article, entre lui-même et la direction "média" de l’entreprise. Le ton employé par Navan apparaît particulièrement inapproprié : agressif et arrogant (refusant - c'est son droit, bien sûr - de répondre aux sollicitation au média).

Cette arrogance et cette agressivité sont en elles-mêmes une information. Mais une information qui, paradoxalement, relativise la portée du reste de l’article : les journalistes ne sont pas des ChatGPT sur pattes : la façon dont on les traite est susceptible de modifier le ton, voire (c’est éthiquement discutable mais à 100% humain) la teneur de leur propos.

French touch

Bien différente est l’expérience de DeplacementsPros avec la direction française de Navan, précisons-le. Cependant, deux "choses vécues" méritent d’être rapportées en ceci qu’elles corroborent le déficit d’image de la startup.

La première date du printemps 2022, lors du dernier Future of Business Travel (organisé par EMG, groupe propriétaire de DeplacementsPros). Le general manager France de TripActions Zahir Abelouhab y intervient sur scène. Il y parle de technologie disruptive et fait un parallèle entre l'écosystème du voyage d’affaires et celui de la téléphonie durant ces deux dernières décennies. Le propos est très apprécié par certains; beaucoup moins par d’autres.

Les "autres", en effet, se voient assimilés aux Nokia ou Blackberry qui perdraient la main face au révolutionnaire TripActions. Pourtant, si le propos de Zahir Abdelouhab avait pour objectif de mettre en valeur son entreprise - c’est de bonne guerre, il ne cherchait pas à stigmatiser tel ou tel acteur plus ancien. D’ailleurs, pour filer la comparaison téléphonique qu'il a lui-même déployé, c’est bien l’ancien Apple, et pas un nouvel entrant, qui a fait (avec le smartphone), en son temps, turbuler le système.

Arrogance

Ce ressenti largement partagé - et exprimé de façon virulente auprès de nous par un membre du board de Havas Voyages - est donc une forme, d'après nous, de faux procès. Il n’empêche que tout sévère, voire erroné, qu’il soit, ce jugement révèle une certaine perception de la startup californienne.

Cet arrière-goût d’arrogance est peut-être le fait d’une communication parfois défaillante, au service d'un message, il est vrai, délicat à porter : entre se prétendre révolutionnaire et ne pas donner l’impression de considérer les acteurs installés avec condescendance, c’est une ligne de crête. Il révèle aussi une certaine réalité. La culture d’une entreprise aussi jeune (créée en 2015), son identité, sont forcément, de manière plus ou moins prononcée, le reflet de la personnalité de son cofondateur. 

Et on ne peut pas dire que celle d’Ariel Cohen fasse l’unanimité. Il suffit de lire les messages de son compte Twitter pour s’en convaincre. Passons sur les scories ayant peu de rapports avec le business pour s'en tenir aux “When competitors go low, we go high” (18/04/20) et autres déclinaisons de cette autosatisfaction teintée de mégalomanie qui caractérise parfois les aventures "siliconiennes" les plus successful. Une “elonmuskisation” plus acceptée aux Etats-Unis qu’en Europe mais qui, de loin en loin, produit ses effets jusque sur le Vieux Continent.

Au cœur des débats

Notre deuxième "chose vécue" n’a, elle, pas de date : elle rythme notre agenda d’échanges avec les acteurs du business travel hexagonal. Car, tout juste derrière la NDC et la RSE, TripActions/Navan fait partie - nous l'avons dit plus haut - des sujets les plus en vue lorsqu’on engage la conversation avec ces interlocuteurs. Une performance. Les propos sont cependant rarement laudatifs. On peut certes comprendre que le regard porté par des concurrents éventuels (TMC ou éditeurs de logiciels) soit plus ou moins oblique - la crainte, l’agacement, la jalousie, pourquoi pas. 

Certains - les plus durs, très minoritaires - parlent alors de "coquille vide"... "Mais à quoi pensent donc les investisseurs nombreux et prodigues auprès de qui TripActions lève des fonds régulièrement depuis des années ?", les interpelle-t-on alors, sans obtenir de réponse assez convaincantes pour qu’elles méritent d’être reproduites ici. Ou encore la diffusion, mezzo voce, d’une petite musique, qui doit résonner comme acouphène aux oreilles des équipes Navan, selon laquelle certains de leurs clients seraient très mécontents de leur service. A l’unisson, donc, de ce que rapporte l’article de The Company Dime. Mais à notre connaissance, ces clients (parfois désignés nommément) n’ont pas relancé d’appels d’offres…

Voilà pour les plus sévères. Mais même les plus fairplays des acteurs attendent de voir des résultats. Pour innover, vendre leur vision et leur tech et donc attirer des investisseurs, c’est acquis, disent-ils en substance, mais sur l’opérationnel concret, wait and see.

Doré Navan

Qu’ils soient sévères ou bienveillamment attentistes, nos interlocuteurs placent donc TripActions/Navan au centre des conversations, disions-nous. Mais cette notoriété porte en elle parfois une admiration tue, souvent une suspicion peut-être surjouée. L'image de TripActions n'est pas lisse, c'est le moins qu'on puisse dire.

Que ce renaming porte en lui des enjeux réputationnels ne semble donc pas absurde. L'opportunité d'une telle opération ? Quand on veut s'inviter à Wall Street, on a plutôt intérêt à revêtir un costume bien repassé. Une des étapes clés du développement de Navan pourrait en effet être une prochaine introduction en bourse. Avec une certaine pression : la petite entreprise d’Ariel Cohen et Ilan Twig pourrait valoir 9 milliards de dollars au minimum. Pour rappel, la valorisation du mastodonte Amex GBT, cotée depuis l’an dernier, s’élève à 3,4 milliards. 

Un différentiel démesurément favorable à Navan, certainement dû au fait d’être identifié comme un acteur fintech plutôt qu’un agent de voyage. Pourquoi pas, si la fintech est en capacité de répondre à mon patron (ou au vôtre, ou à vous) qui annule à 14h20 son vol de 16h12 et le reporte sur celui de 20h34, non plus en "business" mais en "éco".