Décarbonation : « On est devant une montagne, on la gravit, sans savoir ce qu’il y a derrière »

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Décarbonation :
Marc Levasseur (ADP, à g.) et Guillaume Duny (Crédit Agricole), lors du dernier Univ'AirPlus.

Lors de la dernière édition d'Univ'AirPlus, le témoignage de deux acheteurs, l'un d'ADP, l'autre du Crédit agricole permet de toucher du doigt les difficultés à mettre en une politique de décarbonation dans le voyage d'affaires.

« Voyager ou agir pour la planète, faut-il choisir ? », c’était la thématique proposée, lors de la dernière édition d’Univ’AirPlus, à Guillaume Duny, directeur du Pôle Achats Banque de proximité au  Crédit Agricole et à Marc Levasseur, Responsable RSE, Qualité et Certification, Direction Services, Logistique et Achats.

La question, par son côté un brin provocateur, avait le mérite d’être stimulante. Mais elle méritait d’être précisée. Si elle signifiait “Faut-il voyager moins ?” Côté Crédit agricole, la réponse est clairement “Oui”. La machine y est lancée pour réduire de moitié les émissions de carbone de 2019 à horizon 2030. Et ça passe forcément par une baisse du BT, d’après Guillaume Duny, avant d’attendre de possibles améliorations technologiques qui permettraient de voyager autant en émettant moins.

Le même de préciser : “La pandémie a été riche d’enseignements : on a pu fonctionner de façon correcte sans voyager. Mais elle a aussi démontré qu’il y a des voyages qui restent indispensables. Culturellement, on ne peut s'affranchir d’aller voir un client ou des équipes. Quoiqu'il en soit, il ne  faut pas revenir à ce qu’on faisait avant. L’objectif de 50% consiste avant tout à réfléchir à l’intérêt du voyage. Il n'y a pas de réponse universelle, c'est selon le métier, la dimension française ou internationale de la filiale…

Côté ADP, bien différente est la réponse : "Après la pandémie, explique Marc Levasseur, le voyage reprend graduellement. Ce sont essentiellement une petite cinquantaine d’expatriés du groupe qui prennent l’avion régulièrement et on a, en 2022, environ 500 missions qui incluent du billet d’avion. Ça doit correspondre à un 10.000ème de nos émissions globales dans nos activités aéroportuaires sur Paris… Ce n’est donc pas notre priorité.” Une démonstration édifiante du poids relatif du BT dans la décarbonation en fonction de l’activité de l’entreprise.

Communication

Pourtant, ce dernier n’échappe pas à la stratégie de décarbonation du groupe aéroportuaire, même si ça ne passe pas par une baisse du nombre de voyages : “Ça fait une douzaine d'années qu'on essaie d'être en pointe dans le domaine de la RSE - on a réduit nos scope 1 et 2 de 65% depuis 2010. Depuis 5 ans, on travaille sur la décarbonation du  scope 3 qui concerne les achats. Dans ce cadre, on agit sur le levier de la responsabilisation de tous nos salariés - nous sommes en train de finaliser un programme de formation, de sensibilisation qui sera obligatoire pour tout le monde. Nous organisons aussi des journées portes ouvertes  pour partager en interne sur ce qui est réalisé depuis 12 ans.

Même importance donnée à la communication pour le Crédit agricole : “La contrainte doit être le dernier recours. Il faut expliquer, donner du sens pour faire adhérer. Mais on constate que les habitudes ne reprennent pas du tout comme avant, il y a apparemment une prise de conscience - et il ne faut pas oublier non plus que certains collaborateurs n’aiment pas voyager. La baisse des déplacements, pour ceux-ci, constitue donc une aubaine.” 

Il y a du boulot ! Tant auprès des collaborateurs que des clients, renchérit Marc Levasseur. Il faut de la transparence et de la communication. Chez ADP, on fait valider nos actions par le SBTi (Science based target initiatives, ndr). Il faut communiquer globalement, mais aussi individuellement auprès du voyageur : qu’il soit informé des différents choix et de leurs conséquences. On a tous intérêt à le faire : les compagnies, les TMC, les gestionnaires aéroportuaires…” La communication est d’autant plus impérieuse que : “Sur le scope 1 et 2 on est sur un objectif de neutralité en 2025 à Orly, 2030 à CDG avec un résidu de 15% de compensation maximum. Mais pour les atteindre, ça va être une vraie révolution culturelle.

Fournisseurs

Cette révolution culturelle, les fournisseurs font bien entendu partie des acteurs devant l’intégrer. Est-ce le cas ? Guillaume Duny : “Il y a encore beaucoup de travail. Je ne veux pas les en blâmer car le premier problème que rencontre le marché dans sa globalité, c’est le manque de normes pour calculer et présenter les choses. Les clients leur tombent dessus à ce sujet. De plus, depuis 2 ans chez nous, il y a vraiment un vrai coup d’accélérateur, une vraie prise de conscience sur le carbone. C’était bien moins la demande avant, donc je comprends leur manque de maturité qui était aussi celle des clients… Mais aujourd’hui quand on me présente un outil, je réponds la plupart du temps : “Je veux l’avion qui consomme le moins mais aussi en fonction de la classe, du taux de remplissage, de l’âge de l’appareil… Je veux orienter le passager sur le bon trajet !”  Bref, il y a du travail.

De plus, la recherche du meilleur fournisseur en termes de décarbonation peut se heurter à certaines limites. Au même Crédit agricole, “on pondère notre évaluation RSE dans les appels d’offres à hauteur de 15%, on est en train de monter à 20 avec 5% exclusivement sur la partie “carbone” mais on reste prudent. Car l'évaluation scope 1, 2 et 3 n'est aujourd’hui obligatoire que pour les entreprises d’une certaine taille. Donc être très discriminant sur ces questions revient à éliminer les entreprises de petites tailles, ce qui est exclu pour nous. On préfère les interroger sur les démarches spécifiques entreprises, la façon d’intégrer la décarbonation dans leur outil… On apprend en marchant mais le mouvement est vraiment enclenché.

Mesure

Le mouvement est enclenché pourtant, c’est le point de départ même de la décarbonation, la mesure des émissions qui pose problème, d’après Marc Levasseur : “Les thermomètres ne sont pas les mêmes. En décortiquant les prestations qui sont rendues sur un marché, on a pris les facteurs d'émissions financiers de l’ADEME (Agence de l’énvironnement et de la maîtrise de l’énergie). On peut avoir un delta de 1 à 4 entre cette méthode, qui est la plus répandue et ce que nous donnent les facteurs d'émissions physiques de la même ADEME en prenant en compte les trajets domicile-travail des salariés, les estimations faites du coup des fournitures… On est dans une imprécision relative très importante. Donc on se dit qu'il faut mettre des clauses de décarbonation à partir de l’analyse de risque qu'on a réalisée sur le segment d’achat pour voir lesquelles sont les plus émettrices et donc sur lesquelles il faut appliquer un “Pareto” pour obtenir des résultats et ensuite amener les fournisseurs dans une réflexion pour réduires les émissions.” 

Au Crédit agricole comme à ADP, la volonté ne manque pas, mais la conscience des limitations et des difficultés, des incertitudes sur une partie des résultats est également très présente. Ce que résume Guillaume Duny d’un : “On est devant la montagne, on la voit, on la gravit petit à petit, sans savoir ce qu'il y a derrière.