Où en est-on de la distribution de l'aérien, une demi-décennie environ après la création du NDC (New Distribution Capability) par l'IATA (Association du transport aérien international), au détriment du GDS (Global Distribution System) ? La réponse est aussi floue que la forêt de sigles que la question impose. Tentative de décryptage.
Ces derniers jours et semaines, plusieurs annonces : "Amadeus célèbre avec Qantas une nouvelle avancée NDC". Ou encore : "Qatar Airways lance Oryx Connect, une nouvelle plateforme dédiée aux partenaires commerciaux". Ou enfin : "American Express Global Business Travel étend son accord de Private Channel avec British Airways et Iberia". Du NDC annoncé par un acteur GDS, du NDC annoncé par une compagnie aérienne, et une exemption de surcharge GDS par deux compagnies IAG annoncée par la TMC qui en bénéficie.
Des communiqués comme la partie émergée de l'iceberg "distribution aérienne". Et l'occasion de revenir sur le passé et d'envisager l'avenir de ce désordre - restons polis - même pas organisé dont les TMC, pourtant protagonistes principales, subissent les conséquences, sans jamais avoir la main. Qui a dit "parce qu'elles le veulent bien" ?
Intérêts bien contés
Effectivement, ça commence comme dans un conte… Il était une fois un monde enchanteur sur lequel le GDS prodiguait amour, richesse et félicité. Des fournisseurs technologiques - en gros, Amadeus pour les compagnies aériennes européennes, Sabre pour leurs alter ego américaines, auxquels s’ajoutait Travelport pour compléter le tiercé - gagnaient grassement leur vie en fabriquant et exploitant cette base de données centralisant l’ensemble des tarifs et disponibilités des compagnies utilisant ce canal à l'usage des agences de voyage, principalement.
Les TMC, quant à elles, étaient rémunérées par les GDS, par prélèvement sur ce que leur avaient versé les compagnies aériennes : les fameux incentives. C’était très gentil de la part des GDS, ou plutôt, très malin, sans qu’un prix Nobel, tout de même, ne puisse être espéré : les GDS étant rémunérés au volume de voyages vendus, ils avaient tout intérêt à ce qu’un maximum d’agences les utilisent. Mais pour les TMC, l’avantage, déjà conséquent, ne s’arrêtait pas là : ces GDS étaient configurés pour être compatibles à leur système de facturation ! Les TMC s’en trouvaient fort aise.
Mais comment les compagnies aériennes pouvaient-elles se satisfaire d’un système où elles étaient les seules à arroser ? Il y a bien sûr ces énormes économies de personnels de guichet que le GDS a engendrées. Ce n’est pas rien, mais c’est un peu trop prosaïque : comme dans tout conte, un élément merveilleux rend possible ce qui nous semble improbable… Le voici : les compagnies aériennes étaient actionnaires des machines à cash qu’étaient alors les GDS.
Ainsi, ce que les compagnies dépensaient en transactions commissionnées en direction des GDS, elles le récupéraient sous forme de dividendes. Magique !
Le système n’était pas très transparent. Le business model, pas vraiment cohérent (quels autres acteurs de quelle autre industrie se payent non pas sur leurs clients mais sur leurs fournisseurs, du moins dans ces proportions - on parle de 25% des revenus pour les plus grosses TMC) ? Nonobstant ces réserves, on pouvait trouver, dans ce curieux ordonnancement, un certain équilibre des intérêts bien comptés de chacun, ce qui, n’en déplaise aux romantiques, constitue un point de départ acceptable pour une belle histoire.
Fin de partie
Mais, c’est bien connu, elles finissent mal en général. Et celle-ci ne fait pas exception. Depuis le début des années 2000 et, de façon plus aiguë encore, dans la décennie qui suit, les compagnies traditionnelles sont secouées par une concurrence féroce dont les compagnies low cost constituent les acteurs principaux. Des dettes s’accumulent et il faut bien, à un moment donné, songer à les éponger.
“Rien de plus facile, se disent les compagnies : il suffit de vendre nos participations dans ces fournisseurs de GDS”. Cela se fera sans peine et à bon prix puisqu'ils sont une source incontournable de revenus inépuisables. Un peu comme un Etat qui vend ses concessions autoroutières, on fait une croix sur une rente pour toucher un pactole one-shot. Sauf que dans ce cas, la rente était la cheville ouvrière du système. A partir de ce moment-là, l’élément merveilleux disparaît, le charme est rompu, le réel reprend ses droits, la partie de bonneteau est terminée, le recyclage financier, stoppé net.
C’est l’IATA (Association internationale du transport aérien) qui s’empare du sujet en créant un nouveau protocole technologique, le NDC, qui doit permettre une connexion directe et gratuite entre le contenu des compagnies et les agences. Le but est évidemment de contourner le GDS que les compagnies doivent continuer à payer (à la transaction d’une part, mais aussi à chaque nouvelle implémentation d’une offre ou d’une fonctionnalité), sans plus aucun moyen de récupérer la donne. On entend très bien la logique financière d’une telle opération...
Poker menteur
Pourtant, les compagnies vont tenir un autre discours. “Ce n’est pas une question d’argent - ce n’est pas notre genre - c’est une question de mise en valeur de notre offre”. Contrairement au NDC, le langage GDS, quelque peu vieillissant, ne permet effectivement pas d’intégrer dans le canal historique un certain nombre de données telles que les services ancillaires, les promos ou des photos. Ah, les photos, c’est important, les photos ! La preuve, aujourd’hui, si une TMC veut continuer à utiliser le vieux GDS, la compagnie aura tendance à lui dire : “Mon tronçon à 100€, je te le facture à 115 pour couvrir mes frais GDS”. C’est que les photos de cabines ou de plateau repas sont tellement belles ! Bref, le mensonge - enfin, la petite ruse - ne tient pas longtemps.
Soyons honnêtes, le NDC permet effectivement une meilleure présentation des offres des compagnies, même si toutes les promesses sont loin d’être tenues. Mais, surtout, il constitue un formidable gain de temps sur la rapidité d’implémentation des nouveautés. Au début des années 2010, par exemple, entre le moment où Air France propose sur son site maison des achats de bagages et le moment où ce service se retrouve sur le GDS, il se passe près de deux ans… Avec, à la clé, une somme rondelette à débourser par la compagnie nationale au GDS, pour frais de développement.
Quant aux fournisseurs de GDS et aux TMC, ils ne sont, à vrai dire, pas beaucoup plus francs du collier. Pour la manne financière que le système constitue pour les premiers, pour le confort qu’il confère aux secondes, ils arguent en chœur que le GDS reste le meilleur canal puisqu’il concentre en son sein la quasi entièreté des compagnies aériennes (en dehors, notamment, des low cost), en full stock.
L’argument est partiellement fallacieux. Il est vrai que le GDS a cet avantage de canal unique… Mais une configuration comparable est possible en regroupant les NDC. C’est peut-être complexe, sûrement onéreux en termes d'investissement (voir ci-après), mais possible. Quant à cette histoire de full stock, ça, c’était avant. Quand le système GDS était en situation de monopole, les compagnies avaient l’obligation contractuelle d’y proposer l’intégralité de leur offre. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas… Et, bien sûr, cette exhaustivité, c’est dans les NDC qu’on la retrouve, comme incitation à s’y connecter.
“Private Channels”
On en est donc là :
1/ Les grandes compagnies aériennes tentent de dézinguer le GDS (qui sera de toute façon toujours en service pour les petites et moyennes compagnies qui n’ont pas les capacités d’assurer une distribution directe) au profit de leur NDC. Pour ce faire, leur arme principale consiste à charger les billets réservés via le GDS du coût que ce dernier engendre. Et les TMC affirment qu’elles n’ont pas les moyens de se connecter aux NDC des compagnies… Mais pas de supporter la surcharge GDS non plus.
2/ Voilà qui est problématique car si l’émergence du NDC a bouleversé l'écosystème, une réalité persiste : les compagnies ont toujours intérêt à apparaître sur les écrans des agences. Alors, cette nasse NDC dans laquelle les compagnies pensaient prendre les TMC se troue, se mite, prend l’eau : ce sont les "private channels".
3/ Les private channels, ce sont ces exemptions de surcharge GDS que les compagnies aériennes concèdent aux TMC le temps que leurs partenaires de distribution s’organisent (et investissent) pour avoir accès à leur NDC. Une mesure temporaire, donc, mais un temporaire qui dure. British Airways, par exemple, y consent depuis 4 années.
Les private channels, ce sont aussi des motifs de conflits profonds. Au sein des compagnies aériennes d’abord. Les financiers les exècrent, le poids du coût GDS dans le compte de résultat de leur compagnie hante leurs nuits. Les commerciaux leur rétorquent que les private channels sont la garantie d’une belle mise en avant de leur offre et autant de pris à la concurrence. Oui, enfin, sauf si lesdits concurrents “privatechannellisent” itou.
4/ Et ils ont raison de cauchemarder, les financiers des compagnies. Prenons Air France. Leur coût GDS s’élèverait à 5 ou 6 $ par segment. La compagnie a émis 96 millions de billets - correspondant peu ou prou à 2,3 segments - en 2019, dont 70% - estimation raisonnable voire basse - par le GDS (via une agence ou non). Soit un coût oscillant entre 725 et 870 M$. En d’autres termes : les private channels sont appelées à disparaître.
5/ Et si c’est une très mauvaise nouvelle pour certaines TMC, c’en est aussi une excellente pour l’équité. Les compagnies ont en effet tout le loisir de choisir les agences qu'elles exemptent de surcoût GDS; on n'est pas loin de la distorsion de concurrence. La prime va bien entendu au volume, autant dire aux agences les plus grosses. Et tant pis pour les autres.
Inversion du système
6/ Un jour ou l’autre, donc, toutes les TMC utilisant le GDS payeront. C’est déjà le cas aujourd’hui et depuis plusieurs années pour qui vend du billet Lufthansa. Pour le transporteur allemand, les choses sont simples : “Je te mets mon full content à disposition gratuitement via mon NDC, et pour le GDS, ce sera 15€ par billet. Gibt es ein Problem ?” Le jour où cette façon de faire - la plus juste, en fait - se sera généralisée, le modèle sera véritablement à front renversé : pour les TMC, de rémunérateur, le GDS sera devenu un coût.
7/ Mais “NDC gratos”, faut le dire vite. Oui, le stock de vols est bien à disposition via le NDC mais l’interconnexion avec le système de l’agence - son SBT et son outil finance - sont bien à la charge de la TMC. Soit elle a sa propre tech et son coût de développement est amortissable (mais c’est un cas rarissime : en France, seule Travel Planet a fait ce choix), soit il faut de toute façon passer à la caisse auprès du fournisseur d’interconnectivité.
8/ Pour reprendre le cas de Lufthansa… Par le GDS, 15 €/ tronçon, c’est entendu. Et par son NDC via Amadeus : 2,20 €... Tiens, 2,20 €, c’est à peu près ce que touchait une TMC pour un trajet vendu à l’époque bénie du monopole GDS… La perte sèche pour la TMC est donc de -2,20 + (-2,20). Oui, c'est ça : 4,40 € !
Et les fournisseurs GDS dans tout ça ?
9/ NDC Lufthansa via Amadeus ??? Mais oui, bien sûr, car durant cette guerre GDS/NDC - toujours en cours - que croyez-vous qu’ils aient fait, les fournisseurs GDS ? Oh, certes, ils ont commencé par défendre bec et ongles leur vache à lait, un bon bout de temps, même… Mais à un moment, ils ont pris acte de la détermination des compagnies à imposer le NDC et se sont dit qu’ils avaient deux ou trois développeurs en magasin qui pouvaient faire ce nouveau job : connecteur de NDC.
10/ Ces fournisseurs GDS, ils avaient beau jeu de proposer leurs services : les compagnies aériennes se sont reposées sur eux jusqu’à leur confier leur IT interne (liée à l’enregistrement, la planification des vols…) depuis des années. La compétence informatique a été déléguée. C’est un peu dur de la réintégrer.
11/ Pour opportunistes qu’ils furent - et on ne peut pas leur reprocher - ces Amadeus, Sabre et consorts n’en sont pas moins nostalgiques de la période “All-GDS”. Puisque “connecteur de NDC” est un nouveau job, leur rente de situation est moins évidente. Alors ils doivent se frotter à de nouveaux acteurs, tels que Farelogix ou Travelfusion (qui commercialise par ailleurs une sorte de GDS consolidant l’offre low cost).
12/ Nostalgiques aussi puisque - on l’a déjà dit - à l’époque antérieure, les compagnies payaient les fournisseurs GDS non seulement à la transaction, mais aussi pour chaque nouvelle implémentation. Ces derniers coûts ne sont plus supportés par les compagnies mais le GDS, pour garder quelque intérêt, doit être à jour… Qui paye ces développements ? Personne. Du moins pour l’instant : Sabre et Amadeus seraient en train de mettre en place une tarification de quelques dizaines de centimes pour chaque transaction en rémunération (à la louche) de ces coûts de développement. Qui va payer ? Allez, ce n'est pas très compliqué... Les TMC (et les agences de voyage en général) ! Inversion du système, donc.
Que faudrait-il faire ?
Quand on dit “rénumération” en lieu et place de “rémunération”, ça ne marche pas. On a beau répéter le mot écorné en verlan - “mérationrénu”, ça ne le fait pas non plus. De la même façon : du temps du GDS, le système était bancal. Qu’il se trouve aujourd’hui cul par-dessus tête ne le valide pas davantage.
Quel serait, dès lors, le meilleur système ? C’est peut-être une TMC déjà évoquée, Travel Planet, qui montre la voie - sans faire beaucoup d'adeptes parmi ses concurrents, reconnaissons-le : prendre acte de l'émergence du NDC au détriment du GDS. Parce que c’est la volonté des compagnies aériennes (et que pèsent la plupart des TMC par rapport à celles-ci ?). Mais même en mettant de côté l'argument “rapport de forces”, il n’est pas illogique que, lorsque le NDC sera au point, les compagnies puissent mettre davantage en avant tous ces services désormais découplés du prix du billet (pour faire face aux low cost) sur lesquels elles gagnent leur vie.
Et, à partir de là, que les TMC développent leur propre technologie de connectivité au NDC de chacune des compagnies et créent en leur sein une base de données complète et fluide dans son utilisation. Une telle stratégie requiert des ressources et de la compétence. Le NDC doit être interfacé au SBT (Self-booking tool) pour l’utilisateur et au système de facturation (soit on crée la compatibilité à un système de facturation existant, soit on crée son propre outil). C’est donc l’ensemble du process qui doit être revu puisque le GDS faisait le job. Certes, les fournisseurs de GDS peuvent désormais faire ce travail d'interconnexion mais ce n’est pas forcément une bonne solution pour les TMC : non seulement elles ne reçoivent plus les incentives GDS - voire payent ou vont devoir payer - mais en plus, elles n’ont toujours pas la main en termes de valeur, de présentation de l’offre.
La solution pro domo est onéreuse et, pour cette raison, risquée, bouscule les conventions mais est amortissable (au contraire de coûts qui sont liés à chaque transaction). En outre, elle garantit l’indépendance (puisque les intermédiaires entre la TMC et les compagnies sont court-circuités) et permet une offre vraiment full content (car c’est la promesse du NDC).
Pourquoi ça ne se fait pas ?
Parce que les TMC ne sont pas prêtes technologiquement. Mais ça, ça se rattrape. Sauf si on ne l’est pas stratégiquement et ça semble être le cas. Et la raison en serait plus profonde : culturelle. Tristan Dessain Gelinet, cofondateur de Travel Planet : “Notre métier n’est pas de vendre du voyage, mais du process, de la gestion de flux de données. Franchement je vendrais des écrous, je ferais le même métier. Et cette conception des choses n’est pas du tout la plus largement partagée par les responsables de TMC”.
Il poursuit : “A partir du moment où la compagnie aérienne dit ‘c’est toi, TMC, qui paye la distribution’, la TMC doit pouvoir vendre le billet au prix qu’elle veut. Et donc on doit passer d’un métier où on est commissionné par le fournisseur - compagnie ou GDS - à un métier où c’est le client qui nous paye sous forme de marge, de frais de transaction... La marge, c'est admis dans l'hôtellerie mais pas dans l'aérien pour des raisons purement historiques et culturelles.”
Le culturel, encore... Pour le dire autrement : l’habitude. Pour le dire moins plaisamment : le conservatisme. Y compris issu des acheteurs qui, dans de nombreux cas, ne sont pas satisfaits du système mais ne sautent pas le pas du changement pour autant.
Pour conclure...
Il y a pourtant des signaux qui indiquent que les choses évoluent. Tristan Dessain Gelinet : “Dans un récent appel d’offres, nous avons eu 12 soutenances de près de 3 heures chacune. Nous avons parlé de la réservation, de la prestation de voyage pendant moins de 4 heures. Le reste, c’était de la tech”. Mais elles évoluent lentement - d’ailleurs, Travel Planet l’a perdu, cet appel d’offres, au profit des sortants qui ne donnaient pas entière satisfaction mais qui ont été reconduits...
Le même : “Ces dernières années, à mesure que les innovations technologiques survenaient, je me disais ‘là ça va changer’. Mais c’est comme ces jeux de fête foraine où l'on glisse une pièce… La pièce tombe, on se dit que c’est elle qui va enfin faire tomber l’ensemble des pièces accumulées. Mais non, tout reste en place.”
Aujourd’hui, il y a des acteurs qui se développent bien, mais toujours selon le même modèle, dans une fuite en avant : une recherche du plus gros volume, du poids de négociation le plus imposant - un Amex GBT qui rachète Egencia, par exemple - plutôt qu’une recherche de la rentabilité intrinsèque, ce qui ne fait pas un business model. En des termes plus métaphoriques : on est devant un mur et plutôt que bifurquer, on reste sur la même pente en la remontant de quelques mètres. Comme dans un film fameux : jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien...
Pour conclure, on pourrait encore dire qu’en plus de ne pas tenir ses promesses technologiques, le NDC n’offre pas les meilleures garanties sur ses promesses d’exhaustivité. Par exemple, Air France a annoncé en 2020 que dans son NDC, certains produits seraient mis en avant (comprendre : d'autres seraient zappés) en fonction des agences et des utilisateurs finaux. Si la pratique se concrétisait et se généralisait, le New Distribution Capability se convertirait en courroie de transmission entre les segmentations décidées par le marketing de la compagnie et les distributeurs que sont les TMC… Oui, pour conclure, effectivement, ça aussi, on pourrait le dire. Mais on ne le dit pas. Car le dossier est déjà assez épais, non ?