La mobilité face au droit (2/6) – Travailler dans le TGV, est-ce travailler ?

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2008
La mobilité face au droit (2/4) - Travailler dans le TGV, est-ce travailler ?

Agnès Viottolo, avocate associée du cabinet Teitgen & Viottolo, nous a accordé une série d’entretiens sur le droit et la mobilité. Deuxième d’une série de six, cette interview porte sur le décompte des temps de trajet hors domicile-travail comme temps de travail effectif. Une récente jurisprudence change la donne… 

La mobilité face au droit (1/4) - Contrôler le travail effectif des salariés en déplacement, ça va changer radicalementEn l’état actuel du droit, comment les trajets professionnels sont-ils comptabilisés ? Temps de travail ou non ?

Agnès Viottolo : Il faut partir du temps de déplacement habituel entre le domicile et le lieu de travail d’un salarié. Ce temps-là n’est pas considéré comme un temps de travail. Dès lors qu’un trajet professionnel excède ce temps habituel, parce qu’on va ou on revient de chez un client, par exemple, il n’est considéré ni comme un temps de repos, ni un temps de travail effectif, mais un temps (ce temps supplémentaire par rapport au trajet domicile-travail, donc) qui, selon le code du travail, doit faire l’objet de contreparties financières ou sous forme de repos.

D’après vous, deux récents arrêts de la Cour de cassation changent la donne…

Oui. Sous l’impulsion du droit communautaire, la Cour de cassation s’est intéressée au temps de déplacement des salariés itinérants. Les arrêts de la chambre sociale de la Cour de cassation du 23 novembre 2022 et du 1er mars 2023 considèrent, en résumé, que ces itinérants qui prenaient des rendez-vous, organisaient leur planning, répondaient à des appels pros durant leur trajet en voiture devaient voir ces temps de trajet considérés comme des temps de travail. En vertu de cela, ces temps de trajet devaient être rémunérés en heures supplémentaires et décomptés des 11 heures de repos quotidien dont doit bénéficier tout salarié, quel que soit son statut.

Ces cas concernent des itinérants mais vous considérez que les arrêts qui y sont rattachés vont au-delà de cette catégorie de salariés…

Oui. Dans les faits, ces arrêts concernent des salariés itinérants mais dans ses attendus, la Cour de cassation ne circonscrit pas sa décision aux salariés itinérants. De mon point de vue, si la Cour de cassation avait voulu la limiter à cette catégorie, elle l’aurait dit, et ne le dit pas dans sa déclaration de principe. Ça pose donc des difficultés… Le salarié qui est dans le TGV Paris-Lyon de 6h, qui travaille dans le train (ce que la disponibilité du wi-fi permet d’autant plus), qui va avoir un temps de travail quasi normal, cet arrêt s’applique aussi à lui… Je pense que sur ce sujet, il y a une mine de contentieux, que c’est une bombe à retardement.

Reprenons cet exemple. Dans ce TGV de 6h, le salarié travaille durant deux heures. A 8h, il se rend à Villeurbanne pour son rendez-vous client de 9h. Il y reste jusqu’à midi, reprend son train à 13h, arrive à Paris à 15h. Son temps effectif de travail est déjà de 7 heures ?

Ça va dépendre des contraintes, des sollicitations que va subir le salarié pendant ce temps de déplacement. Et c’est d’ailleurs la position de la Cour de cassation que d’inciter au cas par cas. 

Et si ce même salarié met une heure à aller à la Gare de Lyon mais que son temps habituel domicile-travail est de trente minutes, il y a en plus une demi-heure à compenser…

Absolument.

Que conseillez-vous à l’entreprise de ce salarié ? De lui dire “ne travaillez pas dans le train, sauf si c’est indispensable, auquel cas, signalez-le” ?

C’est une possibilité, oui. En tout cas, il faut normer les choses. Soit dans les politiques de mobilité, soit - encore mieux - dans les accords d’entreprise. Dans ce cadre, on peut négocier avec les partenaires sociaux et s’entendre sur un décompte de ce temps, par exemple : la moitié du temps de trajet est compté comme temps de travail effectif. Ce type d’accords d’entreprise permet de résoudre une partie de ces difficultés. Je précise que pour les entreprises de moins de 50 salariés, qui n’ont pas forcément des délégués syndicaux, un accord d’entreprise peut être adopté par référendum et c’est encore plus fort car c’est une adhésion collective directe des salariés, sans passer par leurs représentants.

En tout cas, il faut vraiment se saisir de cette question. Je me bats avec mes clients qui n’ont pas tous bien compris les enjeux de cette jurisprudence récente, même si ça évolue.

On voit que c’est assez complexe pour un Paris-Lyon, mais ça l’est plus encore pour un Paris-New York…

Bien sûr. Surtout si le départ a lieu un dimanche pour une réunion à New York un lundi ou un retour durant le week-end suite à une réunion le vendredi… La normalisation s'impose de façon encore plus impérieuse : dans le cas contraire, l’entreprise est de toute façon rattrapée par son devoir de sécurité (son duty of care).

Mais la règle est finalement la même que sur le Paris-Lyon : soit on considère que l’employé ne va pas travailler dans l’avion et il peut prétendre à des indemnisations “repos” ou financières car on est évidemment au-delà de la durée de son trajet domicile-travail. Soit on considère qu’il va travailler (parce qu’il y a du wifi dans l’avion, parce qu’il va devoir débriefer sa réunion du vendredi le lundi suivant, etc) et, encore une fois, dans la politique de mobilité ou dans l'accord d’entreprise, on a défini, par exemple, 50 % du temps de trajet comme temps de travail effectif qui sera rémunéré en heures supplémentaires. Et tant que c’est écrit et adopté dans les règles, tout est déclinable, y compris une majoration de la compensation ou des heures supplémentaires parce que le voyage “mord” sur le week-end.

> Lire aussi : La mobilité face au droit (1/6) : Contrôler le travail effectif de ses salariés en déplacement, ça va changer radicalement