« Les OBT ne sont pas préparés à opérer dans un monde fragmenté » (Moncef Khanfir)

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Moncef Khanfir, lors du Future of Distribution organisé par Eventiz en mars 2025 (Ph. DKP).

Spécialiste reconnu de la travel tech (il a notamment créé KDS) et aujourd'hui CEO de WonderMiles, Moncef Khanfir évoque les profondes transformations en cours dans la distribution aérienne.

Une statistique parue dans le média BTN révèle que 82% des acheteurs ne sont pas satisfaits des outils actuels. Selon vous, quelles sont les principales lacunes des OBT traditionnels face aux besoins actuels ?

Moncef Khanfir : On peut aussi citer d'autres statistiques : 61% d'entre eux ont connu une baisse de revenus, 32% ont augmenté l'utilisation du offline, et 41 % ont vu les gens délaisser les outils pour acheter via des canaux tiers, c'est-à-dire en dehors de la politique de l'entreprise. 

La principale raison est simple : les OBT n'étaient pas préparés à opérer dans un monde fragmenté, utilisant à la fois le GDS comme outil de référence tout en intégrant le NDC. Ce mélange de contenus provenant de deux sources différentes est difficile à uniformiser pour le voyageur d'affaires, et, surtout, difficile à servir ensuite.

Certaines compagnies permettent certaines opérations, d'autres non. On peut se retrouver en full offline, ce qui est très irritant pour un voyageur qui voit le service se dégrader. Pour les agences de voyage dont les éditeurs n'ont pas bien réfléchi à la solution, elles doivent saisir manuellement toutes les notifications et gérer les contacts avec les compagnies aériennes dans leur back-office. Cela prend du temps, n'est pas productif, et les acheteurs voient leurs utilisateurs déserter la plateforme. C'est pourquoi il faut repenser ces logiciels pour qu'ils puissent répondre à ces défis.

C'est exactement ce que fait WonderMiles : nous avons conçu une place de marché qui présente de façon uniforme le contenu, quelle que soit sa source. L'expérience reste uniforme et simple, et l'agent de voyage peut envoyer automatiquement dans son back-office les résultats de ses réservations, les modifier, et traiter les cas où les opérations où NDC n'est pas complet. On peut ainsi synchroniser les informations de manière plus fluide.

Dans quels cas le NDC n’est-il “pas complet” ?

Par exemple, si vous avez plusieurs passagers (multipax) et que vous voulez modifier le voyage pour un seul passager. Il y a aussi des services qui ne sont pas disponibles pour certaines compagnies car elles ne les proposent pas via NDC. Pour le NDC, il y a le chemin classique qui couvre environ 80% des cas (allers-retours standards), mais certaines opérations complexes nécessitent encore une expertise humaine.

Vous décrivez une situation préoccupante car, d’après vous, nous n’en sommes qu’au début des transformations : NDC n’en est que la première étape…

Effectivement, la situation est préoccupante. Les éditeurs habitués à envoyer des PNR dans le GDS qui sont récupérés automatiquement par l'agence doivent maintenant s'adapter. Sans un outil pour traiter ces données, le problème restera entier.

Selon les spécialistes et les acheteurs, cette situation devrait se stabiliser dans les deux à trois années à venir. Une refonte fondamentale des solutions est en cours. Et il est vrai que c'est une fusée à cinq étages dont nous n'avons effleuré que le premier avec NDC. Il n'y aura pas de retour en arrière, les compagnies l'affirment.

Le concept de PNR (pierre angulaire de tous les systèmes actuels) va laisser place au One Order, qui fonctionnera comme un panier sur Amazon, où l'on met des produits comme des réservations, un siège, des ancillaries… et le PNR laisse place à cette commande unifiée. Les GDS travaillent déjà sur ces projets pour fluidifier le processus. 

Un processus plus fluide et, pour les compagnies, une reprise en main de la distribution… 

Oui : de la donnée, du produit et du cash. La personnalisation de l'offre sera plus poussée, comme sur Amazon où l'on vous propose des produits en fonction de vos achats précédents. Les compagnies aériennes pourront proposer des offres graduelles et personnalisées. Le contrôle du produit sera lié à la personnalisation des données. Le but est de mimer le site de la compagnie aérienne sur les OBT, tout en respectant la politique voyage de l'entreprise.

Au lieu de vendre simplement des billets Paris-Londres, elles proposeront des offres graduelles - du non remboursable moins cher jusqu'aux offres premium incluant flexibilité, accès lounge, fast track, réservation de siège, repas, etc. Enfin, concernant le cash, une panoplie de nouveaux modes de paiement modernes sera proposée, potentiellement plus avantageux pour les compagnies. Cela pourrait inclure des modes de paiement comme les crypto-monnaies, les wallets, etc.

Enfin, l'intelligence artificielle transformera les interfaces vers des dialogues en langage naturel, avec des agents intelligents qui pourront donner de nombreuses informations via la voix ou le texte.

Vous parlez d'agents intelligents. Avec toutes ces évolutions, qu'adviendra-t-il des agents humains ? Et du système Edifact ? Seront-ils frappés d'obsolescence ou y aura-t-il cohabitation ?

Je ne pense pas que l'IA fera disparaître les agents de voyage. Elle va plutôt transformer leur fonction. La compétence humaine restera au cœur du système, mais les agents utiliseront des outils d'intelligence artificielle pour éliminer les tâches à faible valeur ajoutée.

Réserver un Paris-Londres, sincèrement, n'apporte pas grand-chose intellectuellement à l'agent et la machine le fait plus rapidement. Certains segments comme le train sont déjà presque 100% digitalisés. L'agent de voyage va évoluer vers un rôle de data analyst pour mieux connaître les clients de spécialiste de la vente additionnelle, de spécialiste de la gestion de projets et se chargera davantage du service client, un aspect fondamental. Ces métiers sont plus valorisants et s'appuient sur l'IA pour donner aux agents les moyens de mieux connaître leurs clients et permettre à l'agence de croître.

Concernant Edifact, c'est un système qui a survécu à de nombreuses révolutions informatiques grâce à sa solidité, sa simplicité et son efficacité. Aujourd'hui, il est challengé par de nouveaux modes de transmission. Les GDS ont bien compris l'évolution et proposent aussi des solutions NDC de qualité. On observe une division générationnelle : les anciens sont à l'aise avec le cryptique mais ont du mal à s'adapter au monde moderne, tandis que les jeunes préfèrent les interfaces graphiques. Je ne prévois pas la disparition d'Edifact mais plutôt sa transformation. Le GDS restera un élément essentiel, mais il sera probablement moins exposé frontalement, caché derrière des services plus accessibles et moins codés.

Vous parliez d'une fusée à 5 étages : NDC, One Order, paiement… Quels sont les deux derniers ?

Le quatrième, c’est l'embarquement : il sera modifié avec des méthodes de contrôle biométriques plus sophistiquées, facilitant le passage des contrôles à l'aéroport, fluidifiant ces étapes face à l'augmentation du nombre de passagers.

Le cinquième, c’est l'identité numérique. Elle vise à identifier le voyageur de façon quasi infaillible, éliminant de facto beaucoup de fraudes. Cette identité accompagnera le voyageur tout au long du cycle de vie de son voyage, depuis la connexion au système jusqu'à l'aéroport et au-delà.

Aujourd'hui, l'accès aux applications est déjà plus contrôlé qu'avant (limitation à une adresse IP, plage horaire, double validation, biométrie...), mais ces contrôles sont épars. L'identité numérique sera véhiculée tout au long du parcours jusqu'à l'embarquement. Elle va éliminer la fraude, faciliter l'accès aux services, et sera utilisée de plus en plus, pas uniquement dans le monde du voyage.

À quelle échéance voyez-vous arriver le One Order comme une réalité et non plus comme un horizon ?

Le One Order est déjà en cours de mise en œuvre, certaines compagnies aériennes ont commencé à l'adopter. Chez WonderMiles, nous avons très tôt compris cette direction et avons conçu notre système autour du One Order plutôt que du PNR, dès le départ.

Les compagnies travaillent activement à jumeler réservation et embarquement, à intégrer les produits, etc. C'est le sujet d'aujourd'hui et des années à venir, mais je ne peux pas donner d'échéance précise.

On peut imaginer que cela se fera comme NDC, avec des niveaux d'avancement très différents d'une compagnie à l'autre. Les grandes compagnies (Lufthansa, Air France, Emirates) suivront facilement le mouvement, mais n'oublions pas que certaines compagnies ne pourront pas passer au mode NDC, et il faudra continuer à les servir. IATA joue un rôle majeur en trouvant des solutions pour ces compagnies qui n'ont pas la technologie ou les fonds pour faire cette transition.

Face à ces transformations, comment voyez-vous l'avenir des TMC indépendantes, notamment françaises, face aux grandes TMC globales qui ont les moyens d'investir ?

Le marché va bouger, avec les grands réseaux qui ont les moyens mais aussi une certaine inertie - on voit qu'ils sont les derniers à adopter NDC. Amex GBT représente 12% du volume mondial, et il reste beaucoup d'indépendants qui n'ont pas accès à la technologie car les investissements sont énormes. Être éditeur dans l'industrie du voyage d'affaires est complexe, avec une barrière à l'entrée très élevée.

C'est pourquoi WonderMiles fait le pari des agences de voyage indépendantes. Nous pensons que dans cette transformation, elles peuvent accompagner le mouvement si elles disposent de la bonne technologie. On veut devenir "l'arme technologique" des indépendants pour qu'ils conservent leur place sur le marché et puissent concurrencer les acteurs avantagés, y compris les OTA (Online Travel Agencies) qui menacent le business des agences indépendantes.

Pour les acteurs français en particulier, WonderMiles n'a pas vraiment de concurrent direct actuellement. Ceux qui perdent des parts de marché devront se réinventer pour rattraper leur retard. J'entends d'ailleurs officieusement que beaucoup disent "il faut qu'on fasse comme WonderMiles". Nous avons ouvert une brèche en anticipant la fragmentation des sources. Au début, on m'a dit que je me trompais de route, que c'était une voie de garage, mais nous y avons cru malgré le COVID, et aujourd'hui nous récoltons les fruits de ce positionnement.

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