Que la filiale américaine d'un client XXL quitte une TMC mastodonte telle que BCD Travel, c'est une grosse info. Mais que ce soit au profit d'un récent entrant technologique, c'est un petit séisme. Et, peut-être, une leçon de choses...
Cela faisait plus de deux décennies que BCD Travel gérait les voyages de Deloitte et c’est encore le cas dans 25 pays… Mais, désormais, les zones Israël et, surtout, Etats-Unis sont dévolues à Blockskye.
Prise de choix
Ce n’est pas rien. Le pedigree de Deloitte en termes de travel, on peut en avoir une idée plus précise en reprenant les chiffres affichés par le média américain BTN : le volume aérien de Deloitte a atteint 593M$ en 2019 (pour un total de 1,9 Mds$ de dépenses “voyage”) aux États-Unis. Suite à la pandémie, ce chiffre est tombé à 97,1M$ en 2020 mais a retrouvé son volume de voyages pré-Covid en 2023, pour un montant certes divisé par deux, atteignant 300M$.
Au-delà des chiffres, déjà substanciels, c’est le prestige de la prise de Blockskye qui en impose. Dans la galaxie des cabinets de conseil et d’audit, Deloitte fait partie du “Big Four”, aux côtés d'Ernst & Young, KPMG et PwC. C’est justement sur la filiale américaine de ce dernier acteur que Blockskye s’est fait les dents à partir de 2023, avec l’appui et la collaboration de deux acheteurs/travel managers du cabinet, dont une certaine Danielle Cavnor.
Et - surprise ! - il y a un mois, Blockskye publiait ce post sur LinkedIn…
Cette souriante recrue cumule plus de 20 années d'expérience au sein de PwC, conclues par une fonction, occupée durant 7 ans, de “Senior Manager, US/MX Procurement and Travel Operations”. Un joli coup de mercato de client à fournisseur qui dit l’ambition de Blockskye. Autant que la centaine de collaborateurs qui vont être embauchés pour servir le nouveau client qu'est Deloitte...
Qui est donc Blockskye ?
Voilà pour les faits. Quant à l’identité de Blockskye, voici ce qu’on peut en dire, en attendant une réponse à nos sollicitations, concernant, notamment, le détail de son historique et ses éventuelles ambitions en Europe.
L'américaine Blockskye a été co-créée par Brook Armstrong et Michael Share (qui en sont aujourd’hui les co-PDG) en 2017. Un entrant récent, donc, mais pas un perdreau de l’année. Sur son site internet, on peut voir ceci…
Traduction : “Prenez le contrôle de votre programme de voyage d'affaires. Choisissez vos fournisseurs et la manière dont ils sont payés. Notre approche unique dans l'industrie élimine les intermédiaires non valorisants de votre programme de voyage. Notre plateforme offre transparence, économies et une expérience utilisateur de qualité consommateur.”
De ce message à vocation commerciale, on peut tirer quelques renseignements significatifs…
“Choisissez vos fournisseurs…” Ici, il s’agit davantage d’un faux semblant que d’une information. En effet, le choix de son fournisseur d’hébergement ou de transport, oui. Mais le choix de son SBT, non. Blockskye n’est pas une solution agnostique en termes d’outil de réservation. Mais elle ne possède pas pour autant sa propre technologie en la matière. Elle s’appuie sur celle de Kayak for Business, Kayak BTX. Mais l'agnosticisme n'est pas loin quand même puisque Blockskye n'exclut pas la possibilité de partenariats avec d'autres TMC, comme on le voit plus loin...
“…et la manière dont ils sont payés.” Le paiement… C’est la porte d’entrée (et certainement la source de rémunération principale) de Blockskye dans le travel. Un peu comme, il y a bien longtemps, American Express. Mais surtout, davantage et beaucoup plus récemment, comme Navan. Ce qui la place à la frontière de la traveltech et de la fintech. Un avantage pour lever des fonds.
“Notre approche unique dans l'industrie…” Blockskye se veut disruptive, bien évidemment. Et, donc, notamment dans le paiement : en s'appuyant sur la blockchain, sa nouvelle plateforme B360, qui sera lancée cette année, permettra aux voyageurs de payer avec des cartes de fidélité de marques partenaires, tout en permettant aux entreprises de recevoir des rapports et de garder le contrôle sur ces paiements grâce aux données capturées. Ce qui offrira aux entreprises, d’après un speaker de Blockskye, la possibilité de créer "leur propre programme de fidélité, incitant les voyageurs à bénéficier des avantages de leur moyen de paiement préféré en échange de la sélection de fournisseurs qui sont alignés avec les objectifs de coût ou de durabilité de l'entreprise". United Airlines - avec sa carte United MileagePlus - devrait être le fournisseur de lancement de ce système.
“...élimine les intermédiaires non valorisants de votre programme de voyage.” D’après nos confrères de BTN, la proposition de valeur Blockskye offre une connexion directe NDC (seulement à United, pour l’instant) via l'outil de réservation Kayak for Business et enregistre toutes les transactions et interactions sur un registre blockchain partagé. Ce qui permet à tous les acteurs de la chaîne – l'entreprise, la TMC et le fournisseur – de voir, comprendre et gérer la réservation. Mais Brook Armstrong ne considère pas NDC comme un passage obligé : si les voyageurs décident de passer directement par les sites de réservation des compagnies, qu'ils le fassent et Blockskye se chargera de récolter la data nécessaire. Le leackage n'est plus un mal à combattre et ça aussi, c'est disruptif. Les clients de Blockskye parlent de baisse des coûts intermédiaires de 10% et d'une réduction drastique des interactions avec les GDS.
La maturité technologique : un pré-requis
Quels enseignements peut-on tirer de l’émergence d’un tel acteur ? D’abord que les énormes transactions générées par le voyage d’affaires constituent, pour de nombreux nouveaux (ou récents) entrants, la substantifique moëlle de leur stratégie.
Ensuite, que les acteurs technologiques ne sont plus seulement des parties prenantes essentielles dans la chaîne “business travel” : elles tendent à y occuper le premier rôle. La technologie blockchain de Blockskye est aujourd’hui associée à Kayak for Business, mais qu’en sera-t-il pour ses prochains gros clients ? Brook Armstrong a en effet déclaré en octobre dernier, lors d’une événement consacré à l’innovation dans le voyage d’affaires, que Blockskye était tout disposé à collaborer avec d’autres TMC. Et nul doute que lorsque ça arrivera, DeplacementsPros, BTN et les autres titreront “Blockskye (et non "telle TMC") décroche tel client”.
Lors du même événement, le même Brook Armstrong avait par ailleurs indiqué que Blockskye allait prochainement servir "trois grands clients mondiaux (dont Deloitte, ndr) dans divers secteurs", ainsi que quelques clients de taille moyenne… On voit ici que la césure, quand il s’agit de "typologiser" une clientèle, ne se trouve plus entre "grands comptes (et/ou ETI)" et "PME (et/ou ETI)"... Ce qui compte, c’est la maturité technologiques des entreprises clientes.
Zahir Abdelhouab, SVP EMEA de Navan, nous avait confié il y a quelques temps que l’oreille de ses prospects était d’autant plus attentive que l’entreprise sollicitée était technologiquement avancée. Blockskye doit vraisemblablement faire la même expérience. Et le fait que ses premiers gros clients, PwC et Deloitte (mais aussi TripAdvisor), pratiquent le conseil en business travel et utilisent par ailleurs abondamment la blockchain, n’est certainement pas un hasard. Cela dit, une conséquence s’impose : pour s’assurer une croissance à la mesure de ses ambitions, il ne faudrait pas que Blockskye ait raison trop tôt…
Un argument pour Amex GBT
Enfin - et c’est en lien avec cette césure de la maturité technologique des entreprises clientes, on ne peut manquer de remarquer avec étonnement que les filiales israélienne et américaine de Deloitte ont quitté un acteur traditionnel, BCD Travel, pour une startup technologique. C'est une rupture. Et si les deux marchés conquis par Blockskye faisaient figures de tests avant une extension à l'ensemble des voyages d'affaires de Deloitte, cela constituerait un précédent.
Alors qu’elle répondait à l’enquête de l’Autorité britannique de la concurrence sur sa fusion avec CWT (autorisée le 6 mars dernier), Amex GBT avait allégué que les clients auraient toujours le loisir de préférer des BCD ou des FCM, voire de nouveaux entrants, tels que Navan et Travelperk. On peut imaginer que quand elle devra développer le même type d’argumentaire face au Department of Justice américain en septembre prochain, elle avancera un nouveau nom : Blockskye.
Pour les besoins de cet article, nous avons sollicité au débotté Michael Share, l'un des co-PDG de Blockskye. Il nous a répondu qu’il nous donnerait très rapidement des éléments sur les éventuelles ambitions européennes de son entreprise. Il nous a répondu aussi amicalement que diligemment - et en français, s'il vous plaît ! De notre expérience, tant d'égards sont souvent synonymes de "choses à dire". Nous nous en ferons l’écho.
Mais en attendant, on peut se reporter aux propos de son co-dirigeant déjà cité, Brook Armstrong : “Au cours de l'année à venir (2025, ndr), nous sommes vraiment concentrés (...) sur la mise en place de la plateforme à l'échelle mondiale.” Et que sa croissance se ferait “graduellement puis soudainement”.
Dans “Blockskye”, on a bien compris que “block” faisait référence à la blockchain. Quant à “skye”, avec ou sans “e”, est-ce sa limite ?