Nous avons interviewé Richard Addey, directeur régional “Europe de l’Ouest” et “Afrique” chez Sabre, au dernier Congrès Manor où les discussions sur la fragmentation de l’offre étaient intenses. On l’a interrogé sur ce sujet. Résultat : un entretien passionnant.
L’offre de voyage paraît en pleine ébullition. Quel regard portez-vous sur cette période particulière ?
Richard Addey : Ce qui se passe en ce moment est extrêmement intéressant. On assiste à une transformation de la mise en place de l’offre avec différents types d’acteurs, globaux mais aussi régionaux. Les dynamiques sont différentes selon des zones mondiales. En APAC, il y a de nombreuses compagnies, y compris low cost, avec une fragmentation très importante, et encore en phase d’accroissement exponentielle. Le marché nord-américain, lui, est resté beaucoup plus traditionnel avec du offline encore très présent, voire majoritaire, un contenu EDIFACT ou NDC livré par les “GDS”, encore peu concurrencés par de nouveaux acteurs. C’est d’ailleurs comparable pour l’hôtellerie d’affaires dans cette région du monde : ce sont encore des établissements de grosses chaînes réservés via le contenu GDS. Il n’y a pas tous ces agrégateurs qu’on voit en Europe.
L’Europe se trouverait dans une dynamique intermédiaire entre une APAC très fragmentée et une Amérique du Nord encore grandement sur les schémas anciens ?
Oui. Et en Europe, la fragmentation est déjà importante mais elle n’est pas encore arrivée à son terme : elle va encore croître, nécessairement, comme on le voit dans d’autres industries. Et comme dans ces autres industries, l’enjeu est d’intégrer cette offre fragmentée sur une même plateforme, comme on peut avoir Mission:Impossible et Le Gendarme de Saint-Tropez sur un même Netflix. Ce qui implique de la normalisation pour avoir les LCC, les contenus EDIFACT et NDC sur le même écran, avec les 10, 20 ou 50 meilleures offres. Et ça, aujourd’hui, c’est possible.
S’il est d’ores et déjà possible de rassembler cette offre fragmentée, pourquoi ne considérez-vous pas qu’on est plutôt en phase de normalisation, en fin de processus ?
Parce qu’une multitude d’offres nouvelles vont arriver, avec des technologies différentes, parce que la NDC va continuer à se différencier avec de la personnalisation. Prenons un exemple dans l'hôtellerie. Un même hôtel peut être présenté comme “hôtel vue mer” dans un agrégateur et “hôtel proche centre des congrès” sur un autre… Et quand il y aura une vraie personnalisation de l’offre aérienne, tel vol dans telle catégorie sera mis en avant avec - disons - “un appui-tête confortable en Business class” et autrement ailleurs. Comment amener cette normalisation pour une meilleure compréhension de l’offre ? C’est ça le défi.
Est-ce que cette normalisation passera par une consolidation ?
Je ne le crois pas du tout. Ce n’est en tout cas pas ce qui se passe dans les autres industries.
Si cette normalisation ne passe pas par une consolidation, ça signifie que les différents acteurs…
Vont devoir se parler, oui. Travailler ensemble. Il va y avoir de plus en plus d’acteurs régionaux comme Wondermiles, par exemple, à l’image de ce qui se passe en Asie, qui auront d’autres propositions que les acteurs globaux comme Sabre ou Amadeus. Chaque typologie d’acteur a sa propre valeur ajoutée et ces valeurs ajoutées différentes peuvent se cumuler au bénéfice des clients. Ca, c’est une forme de partenariat qu'on peut d'ailleurs avoir chez Sabre sur d’autres sujets, par exemple avec le backoffice d’un acteur régional (français, ndr), ViaXeo.
Comment Sabre se situe-t-elle dans ce paysage et cette dynamique ?
Je vais me concentrer sur la France. On a aujourd’hui un gros investissement en deux volets. Technologique : lié à la NDC avec le lancement du NDC d’Air France durant le Q1 2025, et à une roadmap commune avec la SNCF, concernant notamment OUIGO (nous proposons d’ores et déjà OUIGO Plus).
Humain : avec des recrutements depuis 18 mois et ça continue (accompagnant des promotions en interne). Pour Sabre, la France est un pays très important sur lequel une forte croissance est attendue.
Voilà les moyens. Au service de quelle stratégie ?
Stratégiquement, on souhaite être une plateforme qui va globaliser, agréger tous les besoins d’une agence de voyage, en termes de contenu, de productivité, de reporting… Pour le contenu, notre effort porte, pour l’instant, sur l’aérien et le train, mais d’autres types de contenus vont arriver. Beaucoup d'investissements sont liés à l’automatisation et sont donc sources de gain de productivité. Et beaucoup d’investissements sont liés à l’IA, aussi, évidemment.
“L’IA, évidemment”... Concrètement ?
Deux exemples… On vient de lancer une fonctionnalité qui informe des risques de retard de tel vol, particulièrement intéressante pour une agence. L’idée est que l’agence puisse dire à son client : “la probabilité de retard est élevée sur ce vol, mieux vaut en prendre un autre”. On travaille aussi sur une fonctionnalité où l’IA lit un email classique, qui peut avoir été rédigé par une personne qui n’a pas les codes d’un travel manager ou d’un agent, et qui peut le transformer en order.
Durant le Congrès Manor, on a entendu ce témoignage de François Calvino, dirigeant d’Altour et client Sabre, qui a déployé Wondermiles pour avoir accès au contenu NDC d’Air France. Ce retard est-il dû à votre origine américaine et donc conséquence d’autres priorités ?
Non, ce n’est pas le cas. Pour autant, je ne vais pas vous cacher que j’aurais préféré être bien plus en avance avec Air France et la mise en place de ce partenariat. Je ne vais pas revenir sur les raisons qui ont fait qu’on a mis du temps à se mettre autour d’une table pour parler “opérationnel”. Maintenant je regarde l’avenir et je me réjouis que l’objectif Q1 2025 soit acté.
Quand on évoque les avantages de NDC par rapport à EDIFACT, on nous répond souvent “bundles” (package d’offres). NDC est là pour qui le veut et le peut, mais toujours pas de “bundles”... Alors, pourquoi changer de canal de distribution ?
C’est vrai : l’objectif de la NDC est de connecter le fournisseur aérien au client de façon plus directe pour qu'ils puissent mieux s’adresser dans les deux sens (plus de demandes, plus d’offres, plus de personnalisation), comme ça se fait dans toutes les industries. Effectivement, c’est la promesse de NDC par rapport à EDIFACT… Maintenant que tous les canaux de distribution sont ouverts (nous et Amadeus, on approche la trentaine de compagnies et ça va fortement augmenter pour l’un comme pour l’autre en 2025), qu’en est-il de l’offre ? Certes, en Europe, certains des tarifs les plus intéressants sont désormais exclusivement sur NDC (ce n’est pas le cas en Amérique du Nord ni en APAC)... Certes, le dynamic pricing commence à être disponible pour certaines airlines… Mais la vraie personnalisation, la création de l’offre, n’est pas encore visible aujourd’hui. Ce sont les produits que vont proposer Sabre, Amadeus et autres qui vont le permettre.
Les GDS, comme Sabre, mettent à dispo les outils mais ce sont bien les compagnies qui la créent, cette offre…
Oui, c’est un élément clé : il faut bien comprendre que ce sont les compagnies qui récupèrent la création de leur offre grâce à la NDC. Et elle a besoin de software pour ça, pour faire son offre dans telle partie du monde, pour le segment loisir, corpo…
“Telle partie du monde”, “segment loisir/corpo”... On attend un peu plus de personnalisation : un lounge pour David qui aime boire son whisky tranquille, un siège “sortie de secours” pour Richard qui a de grandes jambes…
Effectivement… Mais toutes les compagnies aériennes y travaillent. Et c’est là qu’à la fragmentation de canaux et de contenus va s’ajouter une fragmentation de disponibilité de contenus. Et la normalisation sera d’autant plus nécessaire avec une limite, contradictoire : le principe de la concurrence, c’est de se distinguer.
Quand cette offre construite, personnalisée sera-t-elle sur le marché ?
Il n’y aura pas de moment de bascule, ça va se faire de manière progressive et très différenciée selon les acteurs : certains commenceront la personnalisation quand d’autres penseront seulement à sortir d’EDIFACT. On va être encore longtemps dans un monde hétérogène, et encore plus qu’aujourd’hui… Probablement durant les 10 prochaines années. Ce dont je suis complètement sûr, concernant l’avenir, car on l’observe quelles que soient les innovations, quelle que soit l’industrie, c'est que les avancées technologiques vont s’accélérer de façon exponentielle, et les investissements en R&D dans les mêmes proportions, chez Sabre comme chez les autres. Là, on a l’impression qu’on court… mais on n’a encore rien vu.