En quoi la contestation écologique menace-t-elle Air France ? Quelles stratégies de réponse la compagnie a-t-elle mises en place ? Pauline Alessandra, ancienne membre du cabinet d’Anne Rigail et auteure d’une thèse à ce sujet, répond à ces réponses dans un entretien au long cours. En voici le premier volet.
Dans le premier volet de ce long entretien, Pauline Alessandra précise en quoi la contestation écologique, telle qu’apparue à la fin des années 2010, a constitué une menace d’un nouveau genre pour la compagnie pavillon. Et aborde la première stratégie adoptée par son board pour y répondre : l’établissement d’une raison d’être.
Dans quelles circonstances avez-vous décidé de faire de votre ancien employeur l’objet d’étude principal de votre thèse de doctorat ?
Pauline Alessandra : J’ai commencé à travailler chez Air France en 2016. A cette époque, pourtant pas si ancienne, la contestation de l’aérien existait mais elle était relativement atone. J’ai vu un changement majeur s’opérer en 2018 avec les grèves scolaires du vendredi en Suède, puis en 2019 quand Greta Thunberg est reçue à l’ONU… Et là, je me fais deux réflexions. D’abord, je me demande si je travaille pour Marlboro sans le savoir, si je suis du mauvais côté de l’Histoire… Et ensuite, je ne comprends pas comment cette contestation a pu émerger sans qu’on s’en rende compte, ni comment se défendre. Et je constate que rien ne se passe en 2019 dans la communication d'Air France alors que j’ai le sentiment que la perception du transport aérien change radicalement… Alors m’apparaît le projet d’effectuer un travail académique sur le sujet.
Pourquoi, selon vous, un tel manque de réaction ?
A ce moment-là, ce qui se passe pour Air France (comme pour le secteur aérien généralement), c’est une remise en cause de sa légitimé, c'est-à-dire de son droit social d’opérer. C’est une ressource largement sous-estimée par les entreprises, notamment anciennes et prestigieuses, dont l’idée de la disparition, sinon pour raisons économiques, est inexistante. Le transport aérien a mis 100 ans pour acquérir cette légitimité et, en l’espace de moins de 10 ans, il y a mise en place d’un pivot entre acceptabilité et non acceptabilité, dont les mouvements de flight shaming sont l’accélération. Mais ces organisations ne le voient que d’un prisme économique : “puisque notre CA va bien, il n’y a pas de raison de s’en inquiéter”. Mais l’impact de ces mouvements ne porte pas sur une éventuelle diminution du nombre de passagers mais sur des enjeux de taxation avec des logiques de pollueurs-payeurs.
Mais il y a toujours eu des contestations d’entreprises, notamment de l’aérien…
A ce sujet, deux remarques. La pornographie, le nucléaire, les industries d’armement ou du tabac ont toujours été contestées et elles le vivent très bien car cette contestation est “native”. Ce qui est très différent pour d’autres industries, dont le transport aérien, qui ont construit leur existence sur le fait d’être acceptées. Quant aux contestations propres à l’aérien, elles ont toujours existé, c’est vrai, notamment, dès le début, sur les nuisances sonores. Mais dans cette nouvelle contestation, on passe de logiques NIMBY (“Not in my backyard”, désigne l'attitude qui consiste à approuver un projet pourvu qu'il se fasse ailleurs, ou à refuser un projet à proximité de son lieu de résidence, ndr) à des enjeux de justice sociale. L’injustice ne porte plus uniquement sur les riverains d’aéroports mais sur les personnes qui n’ont jamais pris l’avion et subissent les effets du changement climatique.
Votre thèse traite donc des stratégies de maintien de légitimité…
Oui - c’est même contenu dans son intitulé. La littérature sur ce sujet est assez abondante depuis la fin des années 1990. Mais il y a un pan qui restait en jachère : le fait, dans cette stratégie, de travailler avec des adversaires. D’où le titre complet de ma thèse : “Tango avec le diable - Collaborer avec un adversaire comme stratégie de maintien de la légitimité d’une organisation contestée”. Je contextualise : la contestation vient généralement d’associations (ONG, mouvements étudiants, associations écologistes…) et peu de l’opinion publique. Mais leur voix, forte, infléchit l’opinion publique, ce qui, potentiellement, influence le pouvoir politique avec un effet sur les politiques de taxation (surtout dans un contexte où l’Etat a besoin d’argent). Je qualifie de “moraux” ces adversaires, qui sont contre l’activité par nature. Auxquels s’ajoutent les adversaires de marché.
Dans le cas d’Air France, on peut traduire ça par “Greta Thunberg + SNCF”. Et on voit bien que ces adversaires, au-delà de leurs différences de nature, se complètent.
Oui on est à un momentum où ces deux types d’adversaires sont d’accord face à une organisation qui n’était pas contestée et qui le devient. Qu’est-ce qu’on fait et avec qui ? Je m’intéresse à trois projets Air France. D’abord, il s’agit, en 2019, de travailler sur la raison d’être de la compagnie. Je rappelle que cette notion découle de la loi PACTE. Dans ce package législatif, il y a trois dimensions à ce sujet : reconnaître que l’entreprise a une vocation autre que financière; inscrire cette raison d’être dans les statuts d’une entreprise; et enfin : devenir “société à mission”, c’est-à-dire : créer une gouvernance qui pilote la mission de l’entreprise. Air France a travaillé sur la deuxième dimension et a échoué.
Quelles sont les raisons de cet échec ?
En 2019, Air France est dans une phase de transformation forte (reconstruction de son réseau domestique, programmes d’économies…) et la raison d’être doit alors aider (outre sa dimension communicationnelle) à ces prises de décision en engageant davantage les salariés, en leur donnant un socle et un objectif communs… Problème : Air France a beaucoup de difficultés à se positionner face aux enjeux environnementaux. “Faut-il intégrer l’environnement dans notre raison d’être et en faire une étoile du Nord ?” Ou au contraire : "faut-il aller au-dessus de la contestation, vers des enjeux sociétaux ?"… C’est en partie ce qui explique cet échec.
Quels sont donc ces enjeux “au-dessus” de la contestation environnementale ?
C’est l’idée de se dire que la raison d’être du transport aérien, ce n’est pas de ne pas polluer. C’est de connecter les gens, les marchandises, de créer des flux, de permettre de la connexion de territoires. Si on voulait résumer le débat, c’est ça : la raison d’être d’Air France est-elle de “connecter des territoires” ou de “connecter des territoires de manière durable” ?
Mais si l’environnement est absent de la raison d’être de la compagnie, comment justifier des choix stratégiques et des investissements aussi lourds tels que l’acquisition d’appareils dernière génération, la promotion du carburant durable… ?
Votre remarque paraît fort juste aujourd'hui mais le débat ne se pose pas du tout de manière aussi claire en 2019. Entre temps, il y a la pandémie du COVID 19 qui est aussi la plus grande crise du secteur aérien qui va accélérer les choses. Dans un moment où l’existence même d’Air France est remise en question, le top management considère qu’il faut passer en mode survie, couper tous les projets qui ne permettent pas un gain d'économies, or, la raison d'être est plutôt un poste de dépense et le projet est arrêté. Il sera repris plus tard, en ne refaisant pas une autre erreur que je n’ai pas mentionnée jusque-là : la compagnie sœur KLM avait déjà une raison d’être depuis des années. On remet donc à plus tard ce sujet de la raison d’être, on le reprend à l’échelle du groupe, avec KLM et on aboutit, en 2021, à la raison d'être désormais inscrite dans les statuts du groupe, qui se positionne sur les enjeux environnementaux mais n’en fait pas un enjeu de transformation majeur.
Ce premier cas, qui est un échec, démontre donc qu’il faut préférer danser le tango avec le diable plutôt qu’être seul sur la piste ?
Oui, ce cas démontre la difficulté à se positionner seul sur ces problématiques : AF tourne en rond avec un comité exécutif qui n’est pas forcément d’accord sur la posture à adopter et un COVID à gérer. Anne Rigail dit en substance : “les questions philosophiques, on y répondra plus tard et non plus nous uniquement mais à l’échelle du groupe”. Il démontre en creux l’intérêt de travailler avec les parties prenantes adversaires, les plus contre-intuitives et c’est l’origine de la campagne ACT qui se fait conjointement entre Air France et une ONG.
Cette campagne ACT mais aussi les rapports entretenus entre Air France et la SNCF seront abordés dans la suite de cette interview, à paraître cette semaine…