Alex Cruz (ex British Airways) : « 250 € pour Amazon, c’est un voyage à Majorque en moins »

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Alex Cruz (ex British Airways) :

Alex Cruz a été CEO de British Airways, durant quatre années, jusqu'en octobre 2020, après avoir dirigé durant 7 ans sa filiale Vueling. A l'occasion du forum APG World Connect, qui s'est déroulé à Monaco du 27 au 29 octobre, nous l'avons interrogé sur les défis que devaient relever l'industrie aérienne dans cette période délicate.

Peut-on, dans ce Q4 2021, parler de sortie de crise pour les compagnies aériennes ?

Alex Cruz : Les conditions d’une repise à de hauts niveaux sont réunies : tout le monde veut reprendre le voyage, notamment pour visiter des pays ou pour rendre visite à des proches à longue distance. Donc ça reprend, très lentement, mais ça reprend. En ce qui concerne le voyage business, c’est moins évident pour différentes raisons : d'abord, les entreprises ont été capables de continuer leur activité à distance pas d’une façon totalement satisfaisante mais suffisamment pour que ça continue. En outre, les organisations ont désormais un sens aigu de leurs responsabilités en termes de sûreté et de sécurité vis-à-vis de leurs collaborateurs : l’aéroport, l'avion, l'hôtel, la destination en général, les entreprises veulent ces endroits le plus sûr possible. Et ce souci est proportionnel à la taille de l’entreprise : plus elle est grande, plus grande est sa responsabilité et sa défiance vis-à-vis du risque.

Alors, le business travel, ce ne sera plus jamais comme avant ?

C'est ce que pensent beaucoup d’observateurs. Mais je suis en désaccord avec cette idée. Nous allons revenir aux niveaux de 2019, c'est une certitude, la seule question c’est : quand ? Dans 2, 3 ou 4 ans ? Parce que la technologie a beau nous permettre le traitement d'un certain nombre de sujets à distance, nous restons des animaux sociaux : nous avons besoin d’interactions directes et donc de se déplacer. Et, plus prosaïquement, si une entreprise apprend qu’elle n’a pas remporté un client parce qu’elle ne s’est pas déplacée alors que le concurrent victorieux l’a fait, elle ne fera pas la même erreur une deuxième fois ! Mais d’ailleurs ce besoin de relations ne se limite pas aux voyages. Des études commencent à sortir qui montrent que les collaborateurs en présentiel sont davantage promus que ceux qui sont en distanciel car leurs interactions sociales, même limitées améliorent leur performance. Mais il est vrai que l’alternative Zoom ou Microsoft Teams va sans aucun doute remplacer un certain nombre de voyages pendant un certain temps mais je crois que ce temps sera plus court que beaucoup ne le pensent. 

Vous n'avez pas de boule de cristal, mais : quand ?

Ca va beaucoup dépendre de la situation sanitaire des pays et de l'action de leur gouvernement. Concernant le BT, on a déjà vu le trafic domestique américain, ou mexicain, ou indien très bien repartir...Il semblerait que ces marchés soient sur le point de retrouver les niveaux de 2019 rapidement... dès 2022 ? J'en doute mais ils sont sur ce chemin… Mais bien sûr, avant de voyager à Singapour, en Chine, à Hong Kong ou au Japon, ça va prendre plus de temps. D’un côté tous les mécanismes sont en place pour recréer de la confiance mais de l’autre, les procédures, autorisations, démarches sont encore lourdes. Hier soir (fin octobre, alors que nous nous trouvons à  Monaco, ndr) après le dîner, j'ai réalisé que je n’avais pas fait la déclaration pour mon retour en Angleterre aujourd’hui. J’ai commencé à m'activer, envoyer un mail à la réception de l'hôtel, pour m’aider à remplir les obligations, à savoir : aller sur le site d’un fournisseur de test, prendre un rendez-vous, obtenir une référence, etc. Tout cela reste très complexe, très peu fluide.

Cette crise, c'est aussi le spectacle effarant de mastodontes de l'aérien qui ont été terrassés après seulement 6 semaines d'inactivité et qui doivent leur survie à des aides d'Etat. Qu'en pensez-vous ?

They will live happily ever after ! (rires)... Il y a trois cas différents : les compagnies anciennes traditionnelles qui, pour la plupart, ont effectivement reçu des aides gouvernementales - certaines beaucoup, d’autres beaucoup moins. Celles-là vont survivre, ce sera dur, mais elles vont survivre : il n’y aura pas de problème pour Air France ou Lufthansa, elles continueront d’exister durant des années et des années. Et il y a les compagnies lowcost qui ont des coûts fixes si bas qu’elles n’ont pas eu besoin d’argent et elles aussi vont survivre, et elles sont même heureuses, elles se développent, nous disent “Nous allons dominer monde". Et il y a celles du milieu : qui n’ont pas de coûts de structure aussi bas que les lowcost et n’ont pas accès au trafic “premium”, aux frequent flyers… Et ce sont probablement elles qui sont dans la situation la plus difficile.

Croyez-vous en une restructuration du marché qui consisterait en un partage long courrier pour les legacy, court et moyen courrier pour les lowcost ?

Ca fait 30 ans qu’on dit que c'est ce qui va se passer… La réponse est non. Il y a beaucoup d’acteurs…. En vérité il y a à travers le monde toujours beaucoup de gens avec beaucoup d’argent qui ont envie d’investir dans de multiples types de modèles. Nous avons Norwegian qui a disparu et puis il y a eu un nouvel acteur, Norse Atlantic, qui va opérer entre Paris et Londres je crois, et les Etats-Unis, avec les mêmes avions (des Boeing 787-9 Dreamliner), convaincue que le modèle peut marcher… Ce que je veux dire c’est que tant qu’il y aura des gens à travers le monde prêts à investir dans l’aérien, à essayer des choses, nous verrons plein de produits différents : une petite tranche de luxe, business class dans le court courrier, du lowcost long courrier… Feront-elles de l’argent ? C’est une autre question.

Quels sont selon vous les grands défis auxquels l'aérien doit répondre à l'issue de cette crise ?

Pour les compagnies, il y a trois challenges principaux. Premièrement, la reprise, la restructuration, la transformation, choisir les bons marchés, les bons tarifs, penser au remboursement des prêts contractés, aux dettes accumulées. C’est le premier challenge car c’est une question de survie. Deuxièmement, la question climatique. C’est un sujet qui est devenu aussi important, si ce n’est plus, que les traditionnels questions liées aux investisseurs, aux clients et aux employés - c’est un sujet sur lequel les acteurs de l’aérien sont engagés à 100% pour faire le maximum - qui ne sera jamais assez pour certains. Je pense que nous allons voir encore davantage d’implication et d’investissement dans ce domaine. Ces deux premiers challenges connus de tous font l’objet de discussions, de réflexions. C’est moins le cas du troisième : la révolution digitale… Ces dernières années, et plus encore ces derniers mois durant la pandémie, les clients sont devenus plus intelligents ("smarter"), parce qu’on utilise nos smartphones pour commander des repas, acheter des choses, pour ne pas toucher de surface... Et ils sont devenus très habiles…

Et les compagnies aériennes ne sont pas à la hauteur de ces nouvelles exigences des consommateurs ?

Exactement. Aucune compagnie n’est aujourd'hui capable de proposer une expérience satisfaisante dans ce domaine. Chez un vendeur online native, un changement d’adresse, une annulation, une modification de la commande : pas de problème, c’est pris en compte instantanément. C’est fantastique. Et c’est un problème pour l’industrie aérienne parce que nous ne savons pas faire ça. Aussi bien nos plateformes technologiques que notre état d’esprit ne sont au diapason de ce qui se passe autour de nous. Nous commençons à réaliser que nos concurrents ne sont pas uniquement les autres compagnies : que ce sont  aussi les acteurs online du commerce de détail ! Amazon sait tout de nous, ils connaissent nos goûts, savent comment nous inciter à consommer. Ils savent nous envoyer un message pour nous dire “Vous allez aimer ce produit et il n’est qu’à 250 €”... Et vous vous dites : “Oh génial, 250€, j’achète !” Sauf que ces 250 € pris dans le portefeuille du consommateur, ce sont 250 € de moins qui auraient pu servir à aller en week-end à Palma de Majorque. Et la majorité des acteurs de l’aérien ne comprennent pas ça, ils considèrent que ça ne les concerne pas, que les gens auront toujours envie de voyager. L’envie, d’accord, mais il faut qu’ils aient l’argent pour le faire ! Et ce troisième challenge est beaucoup moins discuté. Pourtant, il faut que les compagnies modernisent leurs interactions avec le consommateur : plus de convivialité, d’immédiateté, de fluidité, de rapidité. Et nous en sommes loin.