Jean-Paul Dubreuil (Air Caraïbes + French Bee), entretien long courrier

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Jean-Paul Dubreuil (Air Caraïbes et French Bee), entretien long courrier
Jean-Paul Dubreuil, patron d'Air Caraïbes et French Bee, en marge du forum APG Worl Connect. [Ph : DavidKeller - DeplacementsPros]

A l'occasion de l'APG World Connect, nous avons rencontré Jean-Paul Dubreuil, patron du groupe qui porte son nom. L'occasion de parler du passé, du présent et de l'avenir de French Bee, d'Air Caraïbes et de l'aérien en général. Do not smoke, fasten seat belt.

Quand on croise un patron de l’aérien au Q4 2021, la première question qu’on doit lui poser, c’est : comment allez-vous ?

Très bien. D’abord, ça me fait plaisir d’être là (à l’APG World Connect qui s’est tenu à Monaco du 27 au 29 octobre, ndr). C’est quand même, pour le transport aérien, le premier événement structuré depuis cette crise. Les airlines sont là, tous les professionnels qui travaillent dans l’environnement de ce secteur sont là. On voit par ailleurs que nos réservations commencent à reprendre de la couleur, que les barrières sanitaires tombent, même s’il existe encore quelques situations difficiles comme en Martinique… A ce propos, le problème de la Martinique et de la Guadeloupe, c’est que la population locale ne se vaccine pas assez, donc ça peut flamber de nouveau très vite à la moindre progression du virus. Je m’étonne qu’il n’y ait pas davantage d’incitations plus fortes de la part des autorités car les populations se mettent en danger. Mais en dépit de ces réserves, ça repart.

Durant ces 18 derniers mois, on a connu des up and down continuels, or, aujourd’hui, on constate que, dans le monde, la vaccination fait de grands progrès, qu’on parle d’un médicament qui pourrait être mis au point dans les semaines qui viennent… Donc je pense que les Etats et les organismes liés à la santé ont quand même réussi à verrouiller cette pandémie qu’on ne soupçonnait pas. Il faut que les entreprises retrouvent la mécanique.

De quelles entreprises parlez-vous ? 

De celles de l’aérien, avant tout. Celles des autres secteurs ont généralement plus vite retrouvé leurs marques. J’ai créé un groupe diversifié dans les domaines de la distribution ou même de l’hôtellerie et je peux donc le constater très facilement.

Il est vrai que votre métier d’origine, c’est la distribution. Et que vous vous êtes lancé dans l’aérien pour vous faire voyager professionnellement vous-même ! Ca peut donner des idées à certains de nos lecteurs...

Oui, on peut voir les choses comme ça ! (sourire) Dubreuil est un groupe familial basé en Vendée. Mon père était épicier en gros. Il est mort lorsque j’avais 23 ans, j’ai pris sa succession à la tête de cette entreprise qui comptait alors une cinquantaine d’employés. On livrait de petites épiceries en ville et à la campagne. C’est sur ce socle que j’ai commencé à développer le groupe : j’ai créé des supermarchés, ensuite des magasins de bricolage, des concessions automobiles. Notre groupe s’est donc diversifié dans le secteur de la distribution en général. Mais à côté de ça, j’avais la passion de l’aviation : j'ai eu mon permis de pilotage avant mon permis de conduire, à moins de 18 ans. Et mon business se développant, j’ai eu envie de lier l’utile à l’agréable, mon métier à ma passion. J’ai donc passé mon brevet de pilote professionnel et j’ai créé en 1975 une toute petite compagnie qui s’appelait Air Vendée, tout d’abord pour mes propres déplacements, c’est vrai. 

On ne va pas s’arrêter en milieu de piste ! Vous pouvez continuer...

De fil en aiguille, on a créé des lignes régulières dans un avion de 9 places avec l'Île-d’Yeu, qui n’était reliée que par bateau, pendant 7 ou 8 ans. Puis, parce que j’avais cédé une partie de mes activités de distribution, j’avais plus de temps à consacrer à l’activité aérienne. J’ai donc développé plusieurs lignes européennes au départ de Nantes. En 1992, Air Vendée, en association avec la compagnie bordelaise Airlec, devient Regional Airlines. Qu’on a développée jusqu’en 2000, de la province vers l’Europe. Notre hub était à Clermont Ferrand, comptait une trentaine d’avions, 700 employés, côté en bourse en 1996 : c’était quelque chose d’important. C’est devenu plus difficile à la fin des années 90, et en 2000, on revend à Air France… Des années plus tard, de la fusion de Regional Airlines avec Britair, Proteus et Flandrair, naîtra Hop.

Toujours pas de long-courrier, à ce stade…

En 2000, je rachète Air Guadeloupe qui avait déjà racheté Air Martinique… Ce que j’avais fait en Europe, pourquoi ne pas le faire aux Antilles ? Nous avons dû rationaliser la flotte et gérer un contexte social difficile. Il fallait faire sortir cette entreprise par le haut : le long courrier. Et en 2003, c’est ma rencontre avec Marc Rochet - je ne l’aurais pas fait tout seul car je ne connaissais pas le long courrier. On crée Air Caraïbes (dont Marc Rochet est toujours le directeur général, ndr)  et on démarre en 2003 les liaisons entre Paris et Point-à-Pitre et Fort-de-France. On a d’abord loué un, puis deux, puis trois avions, puis on a commencé à en acheter. Aujourd’hui, nous possédons neuf avions long courrier et trois avions régionaux qui desservent l’arc antillais de Cayenne jusqu’à Cuba, donc les Antilles françaises mais aussi Haïti et Saint-Domingue, par exemple. Et il y a 5 ans, suite à l’échec de notre rachat de Corsair, les syndicats n’ayant pas suivi, on a créé French Bee pour relier, d’abord, la Réunion où le marché ne proposait que des tarifs élevés. On a développé le marché, pris des parts de marché. Ca a été une bonne chose pour les voyageurs puisque les compagnies présentes à l'époque - Air France, Air Austral et Corsair - ont dû à leur tour baisser leurs tarifs : c’est la loi du commerce. Et deux ans plus tard, en 2018, on ouvre notre deuxième ligne sur Tahiti, dont la proposition commerciale était comparable à celle de la Réunion avant l’arrivée de French Bee. Notre liaison vers Tahiti se fait via San Francisco, ce qui nous a permis de mettre le pied sur le sol américain, en cohérence avec nos ambitions. On a équilibré nos comptes et on gagne même de l’argent sur la Réunion. 

Vous gagnez de l’argent alors que vous êtes sur un modèle de lowcost long-courrier dont beaucoup doutent de la viabilité…

Oui, mais il y a 20 ans, nombreux étaient ceux qui considéraient que le lowcost moyen courrier ne pouvait pas marcher et on sait ce qu’il en est aujourd’hui… Oui, le lowcost long-courrier, ça peut marcher. Je pense que ça ne s’applique pas à toutes les lignes : Il faut des lignes à fort potentiel et où on peut inciter les gens à voyager. On voit sur le moyen courrier comme la communication digitale crée des envies de voyager. Il faut qu’on fasse la même chose sur le long-courrier, c'est pourquoi il faut que ce soient des destinations attractives. La Réunion, Tahiti en sont… de même que New York. C’est la raison pour laquelle nous avons créé la ligne Paris-New York qui devait être inaugurée le 20 juillet 2020, qui l’a finalement été le 14 juillet 2021, Covid oblige. Et il y a deux ou trois autres destinations dans nos tiroirs, dont on pense qu’une émulation par les prix va faire augmenter les volumes...

Vous parlez du report de l’ouverture de la ligne Paris-New York opérée par French Bee. Ça n'a pas été le seul souci de ces derniers mois…

Pendant 18 mois, on a traversé une période abominable : fermeture des lignes, avions au stockage, fermeture d’Orly où toute notre flotte est basée, personnels mis au chômage partiel... On n’a jamais fermé complètement sauf en mai et juin 2020, peut-être : une période très stressante. Aujourd’hui, il faut qu’on redémarre en prenant en compte tout l’argent perdu durant cette crise. Nous n’avons pas bénéficié comme Air France d’une manne sans limite. On discute avec l’Etat… Il pense que nous, à la différence de Corsair qui était au bord du dépôt de bilan et qu’il fallait transfuser pour éviter la faillite, on est un groupe en bonne santé. Sauf que la bonne santé ne peut compenser tous les volumes qu’on a perdus. On espère toujours avoir un certain soutien de l’Etat mais ce qui important pour nous c’est de nous remettre à vendre des billets, c’est ça qui est essentiel. 

Et c’est le cas ?

Et c’est le cas aujourd’hui : on revend des billets à des niveaux comparables à ceux de 2019. Concernant Air Caraïbes et la Réunion et Tahiti pour French Bee, ce sont des vols pour la fin de l’année et un peu au-delà car dans notre clientèle, il y a beaucoup de vols affinitaires et les gens veulent sécuriser leurs déplacements : avoir des places et avoir des prix pas trop élevés. Chaque matin je regarde les courbes et je vous confirme que ça repart.

C’est ainsi que démarre chacune de vos journées : en regardant les courbes ?

Oui ! Sur le backoffice du site, on a à peu près 60% de nos ventes, le reste se fait par d’autres canaux, notamment les agences, et les extrapolations sont fiables. On remet en route Saint-Domingue depuis 2 mois, Cuba l’an prochain, et on aura fini le cercle des réouvertures.

Et en ce qui concerne la liaison Orly-New York opérée par French Bee ?

On a donc décidé d’ouvrir New York en juillet dernier. La levée du travel ban n’avait pas encore été décidée mais on avait l’impression, à ce moment-là, que c’était une question de jours. Et puis, on ne pouvait plus reporter davantage l’ouverture sans prendre le risque d’altérer la confiance de la clientèle américaine. Donc on opère depuis le 14 juillet, uniquement avec des clients américains… Mais, dans ces conditions très particulières, on a quand même rempli nos avions à 60 %. Et avec la levée du travel ban dans quelques jours (le 8 novembre, ndr), on va entrer complètement dans le marché. La belle surprise qu’on a constatée, c’est qu’il y a une demande de fret sur cette ligne car les liaisons passagers sont moins nombreuses. Mais au-delà de ça, c’est un test, New York, pour d’éventuelles nouvelles routes aux Etats-Unis. A priori, l’an prochain, il y aura, au moins, une nouvelle destination américaine : une ville de la Côte ouest.

Vous parliez de fret. Ces derniers mois ont aussi été marqués par l’échec du rapprochement de Groupe Dubreuil avec le géant du fret maritime, CMA-CGM...

La culture des deux entreprises était trop différente. Ils sont partis de leur côté en maintenant leur volonté de se lancer dans le fret aérien. Je n’ai pas à juger de ce qu’ils font mais je pense que ce n’est pas la bonne solution : ils ont acheté des avions tout cargo. Nous, on pense qu’il faut un usage mixte, cargo et soute. Un avion cargo, pour que ce soit rentable, il faut minimum 50 à 60 tonnes de fret et on ne peut pas le faire sur toutes les destinations, loin de là. Dans notre groupe, on a aujourd’hui sur les lignes régulières passagers des soutes disponibles dans des avions qui ont des possibilités d’emport importantes - les 777-300 ou les A350 - et on a un meilleur coût de revient quand on mixe passagers et fret que quand on fait seulement du fret. Mais malgré cet échec, on a toujours envie de se développer dans ce domaine. 

La pandémie a joué comme un révélateur de la pertinence du fret pour les compagnies aériennes ?

Bien sûr ! Car durant la crise, le fret restait au même volume et comme il y avait moins de vols passagers, ceux qui maintenaient des vols récupéraient plus de fret. Et comme la demande était supérieure à l’offre, les prix ont monté : dans notre océan de malheur, ça a été un îlot de satisfaction. On a d’ailleurs réalisé des opérations relativement spectaculaires de vols cargo remplis de masques en direction de Nouméa ou sur la Chine pour ramener des masques en France… Ce qui caractérise une entreprise comme la nôtre, c’est l’agilité : on n'a pas besoin de réunir des boards pour prendre des décisions. Marc Rochet ou moi, on prend une décision, et on y va, ça permet d’avancer vite.

Vos lignes DOM-TOM sont avant tout VFR (visiting friends and relatives) et tourisme. New York attire a priori une clientèle business plus nombreuse...

Je distingue la clientèle business haut de gamme, qui peut voyager pour 2000 €, et ce que j’appelle “la clientèle professionnelle”. Et avec nos A350 qui offrent de belles prestations en termes de confort, on aura aussi ce type de voyageurs. Mais sur cette ligne, c’est surtout aux touristes à qui on doit donner envie de voyager, à qui on s'adresse. C’est comme ça que les lowcost moyen courrier ont fonctionné : en proposant des destinations a priori improbables. Par exemple un Nantes-Prague par Volotea ! Pour moi qui ai été basé à Nantes pendant 20 ans, je n’aurais jamais imaginé ça, et aujourd’hui il y a du Nantes-Tenerife, du Nantes-Las Palmas (Canaries, ndr)… C’est l’offre qui crée la demande. On l’a vu sur Tahiti, et même sur la Réunion… Je me souviens d'un monsieur âgé dans notre premier vol La Réunion-Orly, qui n’était jamais allé en métropole car les prix étaient prohibitifs. Pareil pour Tahiti : on a fait voyager beaucoup de touristes ou de VFR réguliers, bien sûr, mais également beaucoup de Tahitiens qui étaient bloqués par des tarifs trop élevés. Donc avec des tarifs plus agressifs, on a créé de nouveaux marchés. C’est aussi intellectuellement intéressant de se dire qu'on apporte quelque chose à des hommes et des femmes en leur permettant de réaliser plus vite ce dont ils ont envie. Dans notre métier on prend de gros risques, c’est stressant. Mais on a aussi ce genre de grosses satisfactions.