Thierry Bellon a eu la responsabilité, de 2008 à 2020, des Achats d’Air France et, à ce titre, a été un acteur de premier plan dans la prise en compte des enjeux RSE de la compagnie. Un témoignage passionnant.
Le témoignage de Thierry Bellon, dont il a gratifié les participants du Collectif des Mobilités durables la semaine dernière, est précieux à au moins deux titres : quand on parle “environnement” dans une compagnie aérienne, l'enjeu dépasse de loin les seules parties prenantes de l’entreprise. D’autre part, 2008, année de la prise de fonction de Thierry Bellon, c’est un peu la préhistoire de ces sujets - modérons les choses : disons l’apparition de l’écriture.
L'écriture, justement... Précisons d’emblée que le témoignage de Thierry Bellon était empreint d’humilité. C’est sous notre plume, en réorganisant une partie de son propos, qu’il se transforme en (une passionnante) leçon de choses…
Une vision
“J’ai un souvenir précis d’une conférence où il y avait quatre dirigeants présents. Et là, Jean-Cyril Spinetta (PDG d’Air France de 2001 à 2013, ndr) nous a dit : "Le sujet du développement durable, c’est le sujet prioritaire maintenant." Les gens ont été complètement saisis. Ils se sont dit : "Attends, il prend juste la tendance du moment ?" Ça nous étonnait un peu, parce qu’il n’était pas du genre à surfer sur les modes, c’était un coureur de fond…"
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“Relever ses lunettes” ou l’indispensable engagement de la direction
“Quand je regarde ce qui a été accompli depuis, je me dis que tout cela a été possible grâce à un président extrêmement engagé. Parce que quand vous montez au front en proposant de voir les choses autrement, vous êtes bien content d’avoir un président qui relève ses lunettes et demande : "Pourquoi tu n’es pas d’accord avec ça ?" Ça remet les pendules à l’heure et ça permet d’avancer."
La culture, le collectif
“L’engagement du président est important, bien sûr, mais il s’appuie sur une dynamique collective puissante. Faire partir un avion à l’heure peut sembler évident vu de l’extérieur, mais quand on y regarde de plus près, c’est un défi colossal. Ce qui fait la différence, dans les équipes qui relèvent ce défi, c’est une culture profondément ancrée, ce sentiment d’appartenance et de responsabilité partagée.”
“Il y a ce chiffre marquant : en cas de crise majeure, comme un accident aérien, 5.000 volontaires de l’entreprise se mobilisent spontanément, jour et nuit, pour gérer la situation. Ce n’est pas juste un métier, c’est une mission (...) L’aérien fait rêver : il abolit les frontières, relie les gens et porte un imaginaire puissant. Cette vision commune fédère les équipes, renforce leur engagement et leur donne une motivation profonde. C’est cette culture qui embarque tout le monde dans un projet, quelles que soient les difficultés.”
Le bon langage
“Trouver le bon langage, c'est là que réside la clé. Quand on doit parler à la direction générale, il est crucial de parler leur langage, celui qui est souvent centré sur les finances, voire celui des actionnaires, car c'est ce qui les guide. Ce n’est pas qu’ils sont obsédés par les finances, mais il est important de comprendre que leur priorité repose souvent là-dessus. On ne peut pas leur reprocher de penser de cette façon, bien au contraire.”
“Il ne s'agit pas de les défier ou de leur reprocher leur approche, mais plutôt de leur proposer un cheminement clair, celui qui va créer de la valeur pour l'entreprise. Il faut leur montrer que ce projet peut, dans certains cas, améliorer la rentabilité de l'entreprise, ce qui répond directement à leurs préoccupations.”
Un objectif clair : le carburant
“Comment concrètement aborder (l’enjeu de la durabilité) au niveau des achats ? La consigne, c’était clairement de créer une supply chain la plus durable possible. Et l'un des défis majeurs, c’est la gestion du carburant, un poste d'achat externe colossal pour une compagnie aérienne. Au début, on parlait beaucoup de l’aspect financier, mais il a fallu aussi faire de la pédagogie pour expliquer que, bien au-delà de l'aspect financier, il y avait un enjeu environnemental. Expliquer que le carbone, en particulier, allait devenir un sujet majeur, qu’on voyait déjà des entreprises qui évaluaient leurs projets en fonction de leur empreinte carbone et du coût du carbone. Qu’à terme, les États pourraient bien décider de taxer cet élément, qu’il était donc primordial de l’intégrer dans nos réflexions.”
Les réserves de route, un cas exemplaire
“Le coefficient de transport, cela signifie qu’une tonne de plus à transporter dans un avion entraîne une consommation de carburant supplémentaire : une tonne transportée, c’est 300-400 kg de carburant consommé en plus. Les pilotes avaient l’habitude d’embarquer des réserves de route, des quantités de carburant supplémentaires, au cas où ils devraient attendre à l’aéroport de destination ou en raison de conditions météorologiques défavorables. L'une des premières actions que nous avons entreprises a été de convaincre nos pilotes, des experts, que ces réserves étaient souvent surévaluées de presque 50% par rapport aux besoins réels.”
“L’enjeu, pour les achats, est de ne pas chercher à prendre le pouvoir”
“Il était essentiel d’adopter une approche humble et de prendre le temps d'expliquer le processus. Nous n’avons pas agi de manière autoritaire, au contraire. Nous avons cherché à dialoguer et à comprendre les expériences des pilotes pour leur montrer que ces réserves supplémentaires n'étaient pas toujours nécessaires. Ce travail de conviction a permis de réduire significativement la consommation de carburant.”
“L’enjeu, pour les achats, est de ne pas chercher à prendre le pouvoir. C’est là qu’intervient l’expérience en achats : nous devons influencer intelligemment, pas imposer. C'est en dialoguant, en écoutant, en partageant des connaissances que nous avons réussi à faire avancer ce projet. Ce travail de collaboration, d’explication et de conviction a créé un environnement où tout le monde a pu apprendre et travailler ensemble.”
Politique des petits pas
“On a beaucoup travaillé sur des projets de co-conception. Un exemple concret : notre siège moyen-courrier. Initialement, chaque siège pesait 14,5 kg et, après un concours avec les suggestions de tout le monde, on a réussi à créer un siège qui ne pesait plus que 9 kg. On a gagné 5,5 kg par siège, ce qui peut sembler petit, mais en faisant le calcul à l'échelle, ça représente une économie de carburant considérable et une réduction significative des émissions de CO2.”
“Cette obsession de l'optimisation nous a même conduits à repenser des pratiques qui semblaient anodines. Par exemple, au lieu de laver nos avions à grande eau, ce qui était une vraie catastrophe en termes de consommation d'eau, on a décidé de les nettoyer différemment, en les polissant avec un produit spécial. Et il se trouve que cette méthode, développée en partenariat avec une petite entreprise, améliore la résistance à la pénétration des avions, ce qui entraîne des économies de carburant. Bien sûr, on ne peut pas chiffrer précisément l'impact de ce changement, car il y a de nombreux autres facteurs en jeu. Mais on sait que ça joue, et ça a été un vrai tournant pour nous. Au départ, certains pensaient que c’était anecdotique, mais à terme, c’est devenu une des initiatives qui a montré que chaque petit geste compte.”
Embarquer le client ? “l’une de mes frustrations”
“Dans notre processus, on voulait embarquer toute la chaîne de valeur, jusqu'au client. Et ça, “jusqu'au client”, c’est peut-être l'une de mes frustrations. J’avais un rêve… Air France et KLM consomment environ 200 millions de gobelets par an. Maintenant c’est du carton, mais avant, c'était du plastique. Alors, j’ai eu l’idée de leur donner une vraie place dans l’expérience de voyage. L'idée, c’était de dire : "le gobelet est votre compagnon de voyage. Vous arrivez, on vous le donne pour boire de l’eau ou autre. Et pourquoi pas, à la fin de votre vol, vous le reprenez, vous le gardez et vous l’utilisez chez vous". Un geste simple, mais symbolique. Je m'étais dit qu'on pourrait même créer un slogan sympa, du genre "Ne m’abandonnez pas", pour vraiment marquer l’idée que ce gobelet accompagne votre voyage... Mais j’ai échoué.”
“Je suis convaincu que les entreprises, et notamment les compagnies aériennes, ne sont pas assez ambitieuses lorsqu’il s’agit d’améliorer l’expérience client avec un parcours durable. Il faut pouvoir dire à un client : “OK, prenez l’avion, mais nous, on va faire en sorte que votre expérience vous permette de participer à cette démarche collective de davantage de durabilité.” Je pense qu’on n’a pas encore assez de conviction pour embarquer les clients comme on pourrait le faire, à l’image de ce qu’on fait en interne, sous l’angle de la marque employeur.”
“Avant, on parlait de direction marketing. Aujourd’hui, on parle de direction “expérience client”, et c’est un vrai signe positif. Parce qu’on sait bien que l’enjeu de notre transition écologique, c’est de passer d’une vision du bonheur axée sur la consommation en volume à une vision où le bonheur est plutôt lié à l’intensité d’une expérience. Ce passage est fondamental, car il inclut le client dans une dynamique de contribution, tout en valorisant des expériences plus durables et responsables.”
La RSE, un levier de différenciation dans un secteur standardisé
“Historiquement, le produit aérien a été conçu comme un produit standardisé, avec pour objectif de rassurer : savoir qu’il y aura un petit déjeuner avec un jus de fruit, que le bagage suivra, que tout fonctionnera de manière prévisible... C’était essentiel à une époque pour instaurer la confiance et démocratiser l’avion. Et aujourd’hui encore, on n’a toujours pas énormément d’éléments différenciants entre les compagnies sur l’offre de base.”
"Mais justement, l’un des rares moyens de se démarquer, c’est dans l’immatériel et dans l’expérience. Ce qui peut faire la différence, c’est ce sentiment pour le client d’appartenir à une histoire, d’être associé à des engagements forts, de se sentir contributeur d’une action qui va au-delà du simple voyage. Et c’est ça qui peut vraiment faire bouger les lignes dans notre secteur. Parce que dans un environnement aussi normé que l’aérien, ce qui reste et ce qui marque, c’est ce que l’on transmet au client en termes de valeurs et d’engagements.”
“On ne va pas assez vite”
“Sur le sujet RSE, le secteur aérien ne va pas assez vite. Mais le problème aujourd’hui, c’est que sa réalité économique est compliquée. Honnêtement, c’est un business qui a énormément de mal à vivre. Quand le transport aérien a été créé, toutes les compagnies possédaient leurs avions. Aujourd’hui, elles n’ont pu renouveler que la moitié de leur flotte, le reste est en location. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, parce qu’on est dans une logique d’économie de l’usage, qui est souvent plus pertinente que la propriété quand elle est mal placée.”
“Mais la grande difficulté reste l’investissement. On ne peut pas faire abstraction de cette contrainte économique. Parfois, c’est utilisé comme un alibi pour ne pas avancer plus vite, mais ça reste une réalité. Il faut donc explorer d’autres approches, d’autres modèles de financement pour la mobilité en général.”
“L’intermodalité, par exemple, est un domaine où on a fait beaucoup trop peu jusqu’à présent. Ça fait longtemps qu’on en parle, mais on n’a pas encore réussi à inventer une vraie complémentarité entre les modes de transport. Il faut arrêter d’opposer systématiquement le train et l’avion comme s’ils étaient des ennemis. En Europe, on a la chance d’avoir un réseau ferroviaire exceptionnel. Ce n’est pas le cas partout. En Asie, par exemple, l’avion va continuer à se développer parce qu’il n’y a pas d’alternative viable.”
Et le business travel ?
“L’enjeu, pour les déplacements professionnels, c’est de gérer intelligemment les déplacements long-courriers. Ne pas voyager pour rien. Il y a des choses qu’on peut régler à distance. En même temps, on sait que la visioconférence, aussi pratique soit-elle, ne remplace pas complètement le contact humain. Se voir en face, ça donne envie d’aller à la rencontre des autres, et c’est une bonne chose d’un point de vue humain. Mais il y a un vrai équilibre à trouver pour limiter les déplacements inutiles tout en préservant la richesse des échanges. C’est là-dessus qu’il faut avancer, et il y a encore beaucoup à faire.”