Charles Petruccelli:  » Si je me retourne sur les 20 dernières années, je pense que nous sommes en train de vivre la 3ème révolution de notre industrie »

243

C'est dans le cadre des Journées des Entrepreneurs du Voyage que Charles Petruccelli a été invité par Jean-Pierre Mas, le Président du Syndicat National des Agences de voyage, à livrer son regard sur le futur du voyage d'affaires. Pour l'ancien patron "monde" d'American Express Voyage d'Affaires, aujourd'hui au board de la nouvelle structure, la vision doit dépasser ce qui s'est fait pour comprendre ce qui peut se faire. Lapalissade ? Pas vraiment. Il suffit de l'écouter pour comprendre que les ruptures sont génératrices de nouveaux process. Nous livrons ici le texte, très instructif, de sa présentation.

J’avais rédigé le début de ma présentation par ces mots : "C’est avec un réel plaisir que je participe aux Journées des entrepreneurs à l’invitation du SNAV et de son Président ". Je dois vous avouer que, comme à nous tous, le mot plaisir me paraît déplacé quand je pense au drame horrible de Vendredi dernier, aux victimes et à leurs familles.  

Je suis heureux de me retrouver parmi vous car nous montrons par notre présence ici que la folie et la barbarie ne nous font pas peur. La dernière fois que j’avais été invité, c’était au début des années 90, à Dubrovnik, après plusieurs années passées aux Etats-Unis, pour échanger avec vous sur la dérégulation du marché américain et ce que cela pouvait augurer pour notre industrie en Europe. Mon intervention n’avait sans doute pas marqué les esprits, si j’en juge qu’il a fallu pratiquement 20 ans pour être invité à nouveau à m’exprimer devant vous. 

Je vais essayer de faire mieux cette fois-ci bien que, comme vous le savez, j’ai quitté toutes fonctions opérationnelles fin 2011. Depuis 4 ans, j’ai le privilège de regarder faire les autres et de dispenser les conseils de mon expérience en arguant du fait qu’en 30 ans de carrière dans l’industrie du voyage, j’ai à peu près fait ou été témoin de toutes les erreurs possibles et réussi également quelques belles opérations, et donc je suis raisonnablement placé pour avertir ou conseiller ceux qui me font confiance avant qu’ils ne les fassent à leur tour. 

Jean-Pierre MAS m’a demandé de parler des transformations structurantes qui impactent ou vont impacter le voyage d’affaires et en particulier la distribution. J’enfonce une porte ouverte en disant que notre industrie est directement touchée par peu ou prou, tout ce qui arrive dans ce monde : l’économie, la géopolitique, les guerres, les crises sanitaires, les éléments naturels, les drames humains, la technologie. Les événements horribles de vendredi dernier ne me feront pas mentir, ils n’en démontrent pas moins une résilience à toute épreuve puisqu’elle ne cesse de croître avec une tendance lissée sur le long terme de 3 à 4 % par an d’après les études publiées par le World Travel and Tourism Council corroborées par le World Economic Forum et bien d’autres. 

Personne ne peut remettre en cause le rôle du voyage dans l’économie mondiale, son importance au sein du dynamisme économique de nombreux pays. Il transcende les frontières et les cultures, il crée des emplois, sert de plateforme aux technologies les plus innovantes, mais plus encore, il réunit les peuples.   

Ma première constatation, la voici : Si je me retourne sur les vingt dernières années je pense que nous sommes en train de vivre la 3ème révolution de notre industrie
La première fut le changement du modèle économique de la distribution provoquée par l’élimination des commissions d’agences qui a profondément bouleversé le business model : d’agents des compagnies aériennes et autres, la distribution a conquis, à son insu au début, sa liberté. Elle est, pour son plus grand bien, devenue prestataire rémunéré de services pour ses clients, a compris ses besoins et n’a, depuis, eu de cesse d’innover pour le conquérir et le fidéliser. Elle a dans le même temps redéfini les règles du jeu avec ses fournisseurs à leur grande surprise car ils croyaient à l’époque pouvoir se passer de la distribution, en tout au moins s’en servir gratuitement. Certains le croient toujours d’ailleurs, ce qui prouve que la mémoire est courte et que l’on apprend que très peu de ses erreurs.

La deuxième révolution fut l’avènement du "online" qui a bouleversé le mode opératoire, le mode de communication, les structures de coût. Il a porté l’avènement du modèle low-cost devenu un modèle majeur désormais : ce modèle a, dans les 4 dernières années, largement pénétré également le marché d’entreprise. Il a d’ailleurs pour ce faire sensiblement modifié sa philosophie d’origine. Le "Online" a ouvert l’industrie à la globalisation.

La troisième révolution est en marche, elle est portée par le mobile. Je le prédisais il y a 5 ans lors de la dernière conférence de l’EVP à laquelle j’ai participé. Je le constate maintenant : le client a désormais dans le creux de sa main, ou qu’il soit, le pouvoir de s’informer, le pouvoir de communiquer, le pouvoir de comparer, le pouvoir de choisir, le pouvoir de décider, le pouvoir d’acheter absolument toutes les prestations liées au voyage qui l’intéresse, avant, pendant et après. Nous n’en sommes qu’au début, Le taux de transformation consultation/achat sur mobile est toujours bien inférieur à ce même taux en ligne, cependant nous sentons désormais une réelle accélération, déjà tous les opérateurs ont compris que la survie si ce n’est le succès futur passera par leur habileté à maîtriser cet espace de 50 cm².

Il est à l’origine de la déflagration que provoque l’économie collaborative qui remet en question dans pratiquement toutes les industries, le modèle de business, avec dans la nôtre l’arrivée des airBnB, et des BlaBlaCar,  Ma deuxième constatation est qu’une nouvelle vague de consolidation s’annonce dans le voyage d’affaires, emmenée par les grands acteurs mondiaux pour s’assurer les volumes, les compétences dans les nouvelles technologies et les parts de marchés dans les segments et les géographies porteuses de croissance. Nous avons vu dans le loisir de grands groupes chinois prendre pied en Europe en achetant des marques et des entreprises historiques. Les Chinois ne sont pas encore dans le voyage d’affaires. Par contre, la valeur du dollar va inciter les opérateurs américains à en faire de même, voyez Expedia et HomeAway, pendant que les acteurs européens subissent encore les dégâts d’une récession économique mal gérée. 

Ma troisième constatation est que la distribution traditionnelle est sur le point d’exploser : nous avons connu la bataille entre les OTA et les agences traditionnelles, cette différence n’existe désormais plus, les grands opérateurs traditionnels ont plus de 60% de leur volume traité "online" avec des outils sophistiqués. Ce que je constate est plutôt que tous les acteurs de la chaine de service veulent contrôler ou s’approprier l’accès aux contenus pour traiter avec le client en direct : les GDS et les fournisseurs de technologie intègrent des outils de gestion du voyage d’affaires pour les offrir aux clients entreprises en passant des contrats directement avec eux, , les opérateurs technologiques se dotent d’offres produits et contenus pour se transformer en agence en ligne, les fournisseurs de contenus ( compagnies aériennes, hotels etc …) structurent leur distribution directe . Les nouvelles solutions technologiques se focalisent sur le big data et peuvent désormais offrir des modèles prédictifs qui seront bientôt intégrés dans tous les services offerts aux clients. Que va-t-il rester à la distribution classique et quelle va t être son rôle ?
Cette tendance est nourrie par des offres pseudo innovantes au nom soigneusement marketés tel que Direct Connect ou encore Open Booking qui masquent, de la part de ceux qui les promeuvent la main sur le cœur, une stratégie de désintermédiation plus ou moins assumée.
Fort heureusement, la distribution mais surtout la majorité des clients ne sont pas dupes. Comme l’offre voyage d’affaires n’opère pas dans un modèle de pénurie, le choix et la comparaison avant l’acte d’achat demeurent les fondamentaux de la décision. Et là, l’expertise de la distribution a pleinement son rôle à jouer. Ce rôle est d’autant plus important que, grâce au mobile et aux nouvelles solutions technologiques du big Data, elle peut se réapproprier la relation directe avec le client-voyageur, relation qu’elle avait perdue pour traiter uniquement avec la direction des achats des entreprises et les travel managers. 
 
Pendant toutes les années où j’étais directement engagé dans notre industrie, je n’ai jamais cessé
d’ insister au sein de mes équipes que notre unique objectif était de maîtriser la relation et la confiance du client. C’est selon moi la clé du succès, la seule !

Qui peut mieux accomplir cela que la distribution prestataire de services, à l’écoute des besoins de son client voyageur et de son client gestionnaire de budget, capable de choisir pour eux les plateformes technologiques les plus innovantes pour servir ces besoins, attentive à porter assistance en cas de nécessité, 24h sur 24, l’aidant à contrôler ses coûts par des choix de fournisseurs offrant le rapport qualité/prix correspondant à sa politique de voyage, offrant de multiples services à destination comme au départ etc… Mais…Il faut pour cela que la distribution acquiert et contrôle sa technologie et sa plateforme mobile soit en direct soit de manière mutualisée, ce qu’elle n’a pas encore fait.  

Pour conclure, je vois plusieurs opportunités à saisir : la première est le rebond de l’économie mondiale, le voyage d’affaires est directement lié à la croissance de l’économie mondiale. Malgré les solutions de téléprésence annoncées il y a quelque temps comme les fossoyeurs du déplacement d’affaires, les entreprises savent que pour gagner de nouveaux clients, renforcer les relations avec les clients existants, conquérir de nouveaux marchés, motiver leurs organisations, ouvrir de nouveaux partenariats etc… Il n’y a pas de substitut à la rencontre face à face. La dépense voyage d’entreprise n’étant pas un coût mais un investissement directement rapporté aux revenus avec un ratio d’investissement propre à la taille et à l’industrie dans laquelle l’entreprise opère.  Cette dynamique de l’économie mondiale n’a pas encore touché le marché français mais elle le fera mécaniquement malgré l’immobilisme de nos gouvernants. Les entreprises savent également que si elles ne vont pas voir leurs clients, leurs concurrents le font !

La deuxième opportunité est sur le plan mondial le segment des PME/PMI qui a jusqu’ici été soit ignoré soit mal traité par tous, servi par des solutions qui n’en sont pas parce que venues soit du loisir soit de l’offre pour groupes multinationaux. Tout cela est en train de changer, les grands opérateurs sont en train de s’équiper pour offrir des solutions dédiées. Des plateformes technologiques dédiées PME/PMI sont désormais disponibles. Je pense que ce sera la prochaine ruée vers l’or. J’en vois bien une troisième mais celle-ci je la garde pour moi car je compte bien investir dedans. 

Texte rédigé et présenté par Charles Petruccelli