Les concessions d’autoroutes, trop rentables ?

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Les travel managers pourront ils bientôt réduire la ligne « péage » de leur budget ? C’est toute la question de fond du groupe de travail parlementaire qui se réunit ce jeudi pour la 3ème fois de la semaine. Il doit remettre dans les prochains jours un rapport d’étape au gouvernement sur les concessions d’autoroute. L’enjeu : la remise en cause ou non des privatisations des autoroutes, sur fond de tarifs de péages jugés globalement excessifs.

A partir d’une analyse factuelle et documentée, le cabinet d’expertise économique Microeconomix montre que le taux de rentabilité que revendiquent aujourd’hui les sociétés d’autoroutes se révèle excessivement élevé. Explications.

Le débat sur le niveau de rentabilité des autoroutes se résume à une question : un TRI de près de 9 % est-il normal ou exagéré ? Dans son avis (1), l’Autorité de la concurrence a mis en évidence « la rentabilité des SCA qui, si elle est très supérieure à celle que connaissent les autres secteurs économiques  est néanmoins cohérente dans son principe avec le modèle économique des concessions autoroutières » (2). Ce constat fait consensus puisque l’Association des Sociétés Françaises d’Autoroutes (ASFA) admet que « l’activité des sociétés génère des marges très élevées » (3).
 
Cependant l’observation d’une rentabilité nette supérieure à 20 % en 2013 ne permet pas de tirer directement de conclusion sur la rentabilité globale des concessions autoroutières. L’ASFA explique que « c’est le modèle de la concession qui structurellement l’exige » (4). Ce point fait donc également consensus, l’Autorité de la concurrence indiquant que « l’analyse de la rentabilité des SCA n’a de sens que si elle tient compte de l’activité elle-même de construction et d’exploitation d’autoroutes. En effet, à l’inverse d’une activité économique « classique », celle-ci s’exerce dans le temps long d’une concession, c'est-à-dire sur plusieurs dizaines d’années, et obéit donc à un schéma financier spécifique » (5). Tout le monde s’accorde sur le fait que la rentabilité d’une concession d’autoroute ne peut être correctement appréciée que sur l’ensemble de la durée de la concession, en tenant compte des montants investis essentiellement en début de concession et des bénéfices engrangés tout au long de sa durée. On parle alors de TRI (taux de rentabilité interne). 
 
Quels sont alors les points de divergence entre les conclusions présentées par l’Autorité de la concurrence dans son avis et les positions défendues par les sociétés d’autoroutes ? Ils se résument finalement à une seule question : un taux de rentabilité interne de près de 9 % est-il ou non exagéré ? D’un côté l’Autorité de la concurrence estime que « « les concessions autoroutières ne présentent pas un profil de risque si élevé qu’il justifie les taux de rentabilité exceptionnels qui sont ceux des SCA aujourd’hui », de l’autre l’AFSA considère que cette rentabilité est parfaitement justifiée.
 
Comment départager ces deux positions opposées ? Cette note rassemble des données publiques permettant de se forger une opinion.

Premier constat : le taux de rentabilité interne (TRI) de près de 9 % revendiqué par les actionnaires des sociétés d’autoroutes est considérablement plus élevé que celui de la privatisation

Selon une étude réalisée par le cabinet Deloitte à la demande des actionnaires des sociétés d’autoroutes, leur taux de rentabilité interne de l’investissement fait en 2005 dans les sociétés concessionnaires devrait être de l’ordre de 8,7 % (6).
 
Il faut d’abord souligner qu’il ne s’agit pas du taux de rentabilité interne de la concession, mais du taux de rentabilité interne de l’investissement dans des sociétés concessionnaires ; ces sociétés concessionnaires,  dont l’âge moyen à l’époque de la privatisation était d’environ 40 ans, avait une durée résiduelle d’environ 25 ans, correspondant à la période 2005-2030. Sur cette période, les revenus attendus sont très prévisibles, en tous cas beaucoup plus que ceux d’une concession qui s’établit à partir de rien, et les investissements à réaliser sont limités au regard de ceux déjà réalisés, et qui fournissent l’essentiel de la recette. C’est en ce sens qu’il faut redire que les investisseurs de 2005 ont acheté une rente, qui n’a rien à voir avec le risque industriel pris par les développeurs de nouvelles concessions, comme le fut Cofiroute en 1970, ou comme le sont les nouveaux opérateurs depuis la fin de l’adossement.
 
Il est intéressant de comparer ce taux de rentabilité interne actuellement revendiqué par les actionnaires des sociétés d’autoroutes au taux de rentabilité pertinent au moment de la privatisation et dans les années qui ont suivi. Selon nos calculs, celui-ci était alors de l’ordre de 6,5 % (7). Le taux de rentabilité négocié par les sociétés d’autoroutes dans le cadre du Paquet vert négocié en 2009 était de l’ordre 6,45 % (8). Le rapport de la Cour des comptes fait en outre état d’un taux estimé  entre 6 et 6,8 % en 2010 (9).
Bref, on était bien en-deçà de 9 %, puisque les taux de rentabilité évalués à l’époque étaient de l’ordre de 6,5 %. Or un écart de plus de deux points de taux de rentabilité correspond à un surprofit d’une vingtaine de milliards d’euros au profit des sociétés d’autoroutes, car les calculs liés au TRI ne sont pas linéaires mais exponentiels.

Ainsi, sur la durée moyenne de leur investissement (25 ans entre 2005 et 2030), un TRI de 6,5 % permet de repayer environ deux fois et demie l’investissement de départ de 22,5 milliards d’euros, un TRI de 9 % permet de le repayer plus de trois fois. Cela permettrait aux sociétés concessionnaires de verser plus de 60 milliards d’euros de dividendes à leurs sociétés-mères en 25 ans.

Le taux aujourd’hui revendiqué par les sociétés d’autoroutes est donc nettement supérieur aux taux de référence de l’époque de la privatisation. Plusieurs raisons l’expliquent. D’abord, les taux auxquels les sociétés d’autoroutes ont refinancé leurs dettes n’ont cessé de baisser, leur permettant d’engranger des gains significatifs de refinancement. Mais surtout, la succession de contrats de plan négociés habilement par les sociétés d’autoroutes leur ont permis d’engranger des bénéfices supplémentaires au fil du temps, tirant à la hausse leur rentabilité.

Deuxième constat : le taux de rentabilité interne (TRI) de près de 9% revendiqué par les actionnaires des sociétés d’autoroutes est supérieur au taux de rentabilité demandées pour les nouvelles concessions alors que ces dernières présentent davantage de risques

Les sociétés d’autoroutes justifient leur taux de rentabilité élevé par l’existence de risques importants qu’elles supporteraient. Ce n’est pas l’avis de l’Autorité de la concurrence qui considère que « malgré le risque de baisse du trafic, largement théorique, l’activité des SCA apparaît comme particulièrement sûre et la progression du chiffre d’affaires quasiment assurée à long terme, sauf crise économique majeure entraînant un effondrement du trafic » (10).

Sans vouloir polémiquer sur le niveau de risque supporté par les sociétés d’autoroutes, il est indéniable que les nouvelles concessions sont soumises à des risques autrement plus élevés, notamment pour contrôler la dérive du devis des travaux et anticiper le trafic d’une nouvelle autoroute pour laquelle, par définition, on ne dispose d’aucun historique. On s’attend donc logiquement à ce que les taux de rentabilité demandés par les nouvelles concessions soient nettement plus élevés que les taux dont bénéficient les sociétés exploitant les autoroutes historiques, au titre par exemple du plan de relance.

Or ce n’est pas du tout le cas. Les taux de rentabilité interne demandés par les nouvelles concessions sont même inférieurs au taux de près de 9 % revendiqué par les sociétés d’autoroutes historiques. Par exemple, Cofiroute avait construit sa concession sur un taux de rentabilité (TRI) de 8,5 % (11). Selon nos informations, des concessions récentes concernant des autoroutes entièrement nouvelles se sont basées sur des taux de rentabilité interne inférieurs à 8 %. Il est incompréhensible que les concessions historiques, parfaitement matures et disposant d’un trafic à l’évolution largement prévisible, se voient compenser leurs investissements sur des hypothèses de rentabilité supérieures à des concessions concernant des autoroutes entièrement nouvelles et à ce titre beaucoup plus risquées.

Précisons également que les taux de rentabilité interne qui sont présentés sont calculés sur le montant total des sommes investies par les acquéreurs des sociétés d’autoroutes lors de la privatisation. Or une partie substantielle de ces sommes ont été financées par l’emprunt, à des conditions avantageuses du fait du caractère peu risqué du projet. Cela signifie que les acquéreurs n’ont investi qu’un montant de fonds propres limité, inférieur à 40 % du montant total. Il en résulte une rentabilité des fonds propres tout à fait exceptionnelle : nous l’avons calculée à 19 % pour l’acquéreur d’ASF, 17 % pour celui d’ABERTIS, et 30 % pour celui d’APRR qui a massivement utilisé l’endettement et n’a finalement investi qu’un montant très limité de fonds propres. 
Ces taux de rentabilité des fonds propres sont très nettement supérieurs aux niveaux de 13 à 15 % évoqués par les fiches-outils relative à l’évaluation des projets de transports du Ministère du développement durable (12) à propos des candidats à des concessions autoroutières nouvelles, pourtant bien plus risquées. Le taux de rentabilité de près de 9 % revendiqué par les sociétés d’autoroutes masque une rentabilité des fonds propres très élevée, bien supérieure à la rentabilité normale d’un projet faiblement risqué. L’étude EDHEC, consacrée au cas d’ASF au moment de la privatisation, estimait le coût de ses capitaux propres à 6,4 % au vu des risques effectivement encourus soit un écart de près 10 points avec la rentabilité des fonds propres dont pourrait bénéficier in fine l’acquéreur d’ASF.

Troisième constat : le taux de rentabilité interne de l’investissement de 2005 dans les sociétés d’autoroutes pourrait même dépasser les 10 % sur la base d’hypothèses raisonnables d’évolution du trafic et des charges d’exploitation

Dans une précédente note (13), nous avons expliqué les raisons pour lesquelles les hypothèses défendues par les sociétés d’autoroutes dans le cadre du plan de relance autoroutier nous semblaient biaisées. Dès lors que l’on corrige ces hypothèses et que l’on simule de façon plus réaliste les évolutions futures du trafic autoroutier et des charges d’exploitation, on obtient un taux de rentabilité interne encore plus élevé, dépassant les 10 %. Un tel taux de rentabilité permettrait aux sociétés concessionnaires d’être payées près de 3,7 fois leur investissement initial en 25 ans.
 
A nouveau, il s’agit d’une « sur-rentabilité » considérable par rapport à la rentabilité qui était prévue au moment de la privatisation des autoroutes. Le taux de rentabilité dont bénéficieraient in fine les acquéreurs des sociétés d’autoroutes serait plus de 50 % (14) supérieur à celui qui  était visé à la privatisation. Cette rentabilité devrait encore s’accroître dans les années à venir, en raison des conditions très avantageuses auxquelles les sociétés d’autoroutes parviennent à refinancer leurs dettes. Ne pas résilier les contrats actuels reviendrait pour l’Etat à laisser le bénéfice de la baisse des taux d’intérêt aux mains des sociétés concessionnaires et à renoncer à plusieurs milliards d’euros.
 
En tout état de cause, si l’Etat devait renoncer à résilier les contrats actuels, il devrait mettre en place un dispositif institutionnel solide afin d’être en mesure de suivre précisément l’évolution de la rentabilité des sociétés d’autoroutes et de piloter la profitabilité de leurs contrats. Il s’agit d’une préoccupation très sérieuse qui exigerait une transparence sur les paramètres-clés contrastant fortement avec l’opacité des conditions dans lesquels les contrats de plan successifs et plus récemment le plan de relance autoroutier ont été négociés. La tâche qui attend la nouvelle autorité de régulation (ARAFER) est immense.

Quatrième constat : un rachat des concessions moyennant le paiement d’une indemnité de 39 milliards d’euros aux sociétés d’autoroutes leur assurerait un taux de rentabilité de l’ordre 8 %

Dans une précédente note (15), nous avons calculé, sur la base des hypothèses défendues par les sociétés d’autoroute dans le cadre de la négociation du plan de relance autoroutier, que l’Etat devrait leur verser de l’ordre de 39 milliards d’euros s’il décidait de résilier par anticipation leurs contrats.

S’il devait renoncer à résilier les contrats actuels, l’Etat se priverait de gains de refinancement considérables alors même que dès le départ, les contrats de concession avaient bien prévu cette possibilité, leur article 38 précisant bien la méthode de calcul des indemnités devant être versées aux sociétés d’autoroutes. Contrairement à ce qui a pu être dit, une résiliation dans ces conditions ne constituerait en rien une expropriation injustifiée à l’encontre des sociétés d’autoroutes.

En effet, il est aisé de montrer, sur la base du montant payé par les sociétés d’autoroutes lors de la privatisation et des montants de dividendes qu’elles ont versés chaque année à leurs sociétés-mères, que le taux de rentabilité interne global des concessions ainsi résiliées serait de l’ordre de 8 % (16), soit un taux de rentabilité que les sociétés d’autoroutes considèrent aujourd’hui comme légitime et leur permettant, sur la période 2005-2015, d’avoir été payées plus d’une fois et demie leur investissement initial. 

Ainsi que nous l’avions expliqué, résilier les contrats actuels et reprendre en main le financement des autoroutes permettrait à l’Etat de gagner une trentaine de milliards d’euros, en tenant compte d’une indemnité de l’ordre de 39 milliards d’euros versée aux sociétés d’autoroutes qui assurera à leurs acquéreurs un taux de rentabilité de leurs investissements se révélant bien supérieur aux taux évalué lors de la privatisation. Les débats actuels sur les niveaux de rentabilité ne doivent pas faire oublier la faculté qu’à l’Etat de résilier les contrats actuels et les bénéfices substantiels qu’il pourrait en retirer.

Gildas de Muizon, Directeur associé de Microeconomix
Olivier Sautel, Vice-Président de Microeconomix
A propos de Microeconomix

Cabinet de référence en France et au niveau européen, Microeconomix réalise des travaux de recherche et d’expertise économique en mobilisant les outils de la microéconomie appliquée et de l’économétrie.
Fondé par François Lévêque, professeur d’économie à Mines ParisTech et dirigé par Gildas de Muizon, Microeconomix réunit une vingtaine d’économistes et intervient sur des sujets variés tels que l’évaluation des effets des fusions, l’évaluation des préjudices et du dommage à l’économie causée par une pratique anticoncurrentielle, l’analyse économique des secteurs régulés et l’économétrie appliquée aux stratégies d’entreprises.
 
(1) Avis de l’Autorité de la concurrence n° 14-A-13 du 17 septembre 2014 sur le secteur des autoroutes après la privatisation des sociétés concessionnaires.
(2) Avis 14-A-13, §47.
(3) AFSA (2015). Ce qu’il faut savoir sur les concessions autoroutières, janvier 2015, page 1.
(4) AFSA (2015). Ce qu’il faut savoir sur les concessions autoroutières, janvier 2015, page 1.
(5) Avis 14-A-13, §59.
(6) Monitor Deloitte (2014). Perspectives stratégiques sur le modèle économique des autoroutes en France, 8 décembre 2014, page 9.
(7) Une étude de l’EDHEC estimait en 2005 un taux de 5,3 % pour ASF, mais rappelait que la fourchette considérée allait de 5,3 à 6,5 %. EDHEC (2006). La problématique du taux d’actualisation des concessionnaires d’autoroutes : le cas des ASF. La Cour des comptes évoque le taux de 6,7 % comme étant « le taux de référence du secteur retenu lors des négociations (post privatisation) des contrats de plan ASF et ESCOTA en 2007 » (Cour des comptes, p. 70).
(8) Rapport de la cour des comptes, p. 67. Le TRI pour ASF était de 6,18 % et celui d’Escota de 7,27 %, celui pour SANEF-SAPN de 6,39 %. Le taux moyen pondéré par les chiffres d’affaires est donc de l’ordre de 6,45 %.
(9) Rapport de la cour des comptes, p. 70. Mettre en invisible
(10) Avis 14-A-13, §482.
(11) Le Monde du 23 février 2015. Faut-il en finir avec les péages d’autoroutes ?
(12) Ministère du développement durable, « Calcul d’analyse financière », p. 13.
(13) Microeconomix (2014). Concessions autoroutières : pourquoi l’Etat a un intérêt manifeste à se réapproprier cette rente ?, 9 décembre 2014.
(14) 10 % in fine à comparer à 6,5 % au moment de la privatisation.
(15) Microeconomix (2014). Concessions autoroutières : pourquoi l’Etat a un intérêt manifeste à se réapproprier cette rente ?, 9 décembre 2014.
(16) Source : calcul Microeconomix sur la base des données publiques.