En quoi la contestation écologique menace-t-elle Air France ? Quelles stratégies de réponse la compagnie a-t-elle mis en place ? Pauline Alessandra, ancienne membre du cabinet d’Anne Rigail et auteure d’une thèse à ce sujet répond à ces réponses dans un entretien au long cours. En voici le second volet.
Dans le second volet de ce long entretien, Pauline Alessandra convoque deux cas de stratégie de maintien de la légitimité d’Air France qui passent par une collaboration avec un adversaire moral (une ONG écologiste) et une coopération plus ou moins tacite avec un adversaire de marché (la SNCF).
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Selon vous, la campagne ACT, promouvant, en 2022, la trajectoire de décarbonation d’Air France, est emblématique de l’intérêt que constitue la collaboration d’une entreprise avec ses adversaires “moraux” ? Expliquez-nous…
Pauline Alessandra : Avec ACT, on entre dans le cœur du sujet tel que j’ai voulu le traiter dans ma thèse : le travail d’une organisation contestée dans sa légitimité avec des parties prenantes adversaires. Le projet Air France ACT est une campagne de communication institutionnelle, portée et désirée par Air France, pour présenter ses différents indicateurs environnementaux. C’est celle qu’on voit depuis 2022 lorsqu’on est dans un avion pour un vol long courrier, et elle est en effet le fruit d’un travail effectué par la compagnie avec une ONG adversaire. Avant la campagne, ces indicateurs ne sont plus à jour et il y a une volonté de la direction générale de faire un travail d’update déclinant notamment sa trajectoire de décarbonation 2030-2050, en prenant des chiffres plus récents qui intègrent la croissance. Et ensuite d’adopter une posture, en accord avec la raison d’être nouvellement inscrite dans les statuts de l’entreprise (voir la première partie de cet entretien). Le contexte est alors celui d’une pression écologique croissante et d’un fort héritage “COVID”. En effet, pour mémoire, Bruno Le Maire, alors ministre de l’Economie avait conditionné le sauvetage d’Air France à une trajectoire environnementale exemplaire…
A partir de ce moment-là, une ONG est invitée à collaborer avec Air France. Il faut la convaincre car elle est critique, c’est d’ailleurs pour ça qu’on la sollicite. Pour cela, les deux parties ont recours à un tiers de confiance qui a organisé la discussion pour créer de la fluidité et que, contractuellement, les intérêts de chacun soient protégés. Pour Air France, il s’agit essentiellement d’intérêts de communication et de ne pas voir fuiter des informations confidentielles; pour l’ONG, il s’agit de ne pas apparaître associée à la compagnie, pour conserver sa légitimité - c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne cite pas le nom de cette ONG.
Est-ce une ONG qui a repeint des avions Air France en vert ?
Non, il ne s’agit pas de Greenpeace. L’intérêt d’un travail commun avec une ONG, c’est de se confronter aux arguments d’un adversaire, certes, mais avec qui un travail commun est envisageable. Mais je ne vous en dirai pas plus. Le nom de cette ONG reste confidentiel car il y a des enjeux de crédibilité à préserver et l’expérience montre que la collaboration de ces dernières avec de grandes marques leur porte préjudice : le WWF (World Wide Fund) a été très critiqué, accusé d’avoir perdu son âme, lors de son association avec H&M. Pourtant ACT reste l’une des rares collaborations de ce type non affichées.
Les deux parties travaillent sereinement sous l’égide du tiers de confiance et, au bout d’un certain temps, un pont direct est établi. Encore aujourd’hui, le directeur du développement durable d’Air France est régulièrement en contact avec son interlocuteur au sein de l’ONG, et un travail commun sur d’autre projet communs est envisagé. L’influence positive de l’ONG est visible : la campagne ACT n’a pas fait l’objet de critiques pour greenwashing, c’est le fruit de ce travail. Dans cette campagne, la compagnie a accepté de ne pas présenter ses chiffres les plus spectaculaires, les plus performants par rapport à d’autres compagnies, mais ce sont les plus solides, les moins attaquables. Ce cas montre qu’il est possible de travailler avec un adversaire moral sans mécanisme de transfert du type “H&M utilise l’image de WWF pour se verdir, WWF utilise l’image de H&M pour augmenter sa visibilité”. Il faut savoir faire et il faut savoir taire, ce qui est contre-intuitif dans un monde de communication, surtout dans des enjeux de légitimité qui sont largement basés sur le discours.
Vous venez de décrire un processus d’association volontaire, voire volontariste. Fort différente est la partie qui se joue entre Air France et la SNCF, où la compagnie aérienne s’adapte avant tout à une réalité qui s’impose à elle…
Je me suis plongée dans les archives d’Air France et de la SNCF (et les compagnies ferroviaires privées avant 1938) pour réécrire l’histoire des relations entre ces deux transporteurs. Avant-guerre, on peut parler d’une vraie complémentarité : à une certaine époque, on pouvait faire un Lyon-Casablanca avec un seul et même ticket train-avion-train, avec un suivi de bagage. Ce qui laisse songeur, aujourd’hui...
Après-guerre, le réseau ferré est dévasté, la SNCF est surendettée, et le transport aérien domestique, qui se développe doucement mais sûrement, commence à être perçu comme un concurrent déloyal ou du moins illégitime. On entre alors dans une compétition dominée par l’aérien. Cette étape prend fin avec l’arrivée du TGV : la concurrence se poursuit, devient de plus en plus féroce et de plus en plus au profit du train. Quand le TGV s’implémente sur une ligne, il prend 80% du marché. Jusqu'à aujourd’hui où la concurrence aérienne sur le domestique est très faible (à part Nice et Toulouse), vue la densité du maillage des LGV.
On passe alors à un mécanisme de coopétition (une collaboration entre concurrents), dont l'inauguration de la gare TGV de Roissy-CDG au milieu des années 1990 est un moment clé.
Sur le domestique, avec le TGV, la SNCF gagne déjà largement aux points… Et c’est l’enjeu écologique qui met Air France définitivement K.O…
Oui. Vers la fin des années 2010, alors qu’il n’y a plus débat sur les lignes domestiques et que les enjeux environnementaux liés au transport émergent fortement, la concurrence se déplace en dehors du marché. Avec une électricité décarbonée, la SNCF bénéficie d’un avantage concurrentiel énorme. Sa communication se déplace, donc, et ne dit plus “Nous sommes les plus rapides, les plus pratiques, etc” mais “Nous sommes le moyen de transport le plus durable”.
C’est un problème fort pour Air France. Que faire ? Air France abandonne, accepte la défaite domestique et repositionne sa relation avec son ancien compétiteur. Il s’agit de faire du pire ennemi d’hier, le meilleur allié d’aujourd’hui. Ce qui est très dur quand on a une culture d’affrontement au train depuis des décennies. C’est le travail que fait Air France en interne : quand les critiques sont vraiment trop féroces, on va monter au créneau mais sinon, quand le coup à droite est moins fort, on tend la joue gauche, dans une logique d’apaisement. Car on a plus à gagner à devenir l’ami du train qu’à répondre frontalement à ses critiques.
Esquiver les coups, ne pas les rendre, pour que l’adversaire se lasse ?
C’est un peu ça. Aujourd’hui, quand la SNCF (ou le ferroviaire) attaque l’aérien, même frontalement, Air France n’a plus du tout une posture défensive, comme la campagne Eurostar de 2022 (dont le slogan était “Bien sûr que les compagnies aériennes sont vertes… de jalousie”, ndr). L’intérêt est vraiment plus grand d’un point de vue économique et du maintien de la légitimité de laisser faire sauf si les attaques devenaient une promotion de la taxation de l’aérien.
Et de fait, depuis que ce choix a été fait, la communication de la SNCF “oublie” progressivement le transport aérien. Par exemple, pour la récente ouverture du Paris-Berlin de la SNCF, qui est clairement un grignotage du réseau Air France, le post Linkedin d’un haut responsable SNCF relève que cette nouvelle offre est moins polluante que… la voiture : on ne parle pas de l’avion (le post d’Alain Krakovitch, directeur de TGV-Intercités : “De quoi devenir climato-convaincu avec cette offre 100 fois moins polluante que la voiture.”, ndr).
On est donc dans un processus de non-agression. D’une part parce que si l'agressé ne répond plus, l’agression perd de son sens, d’autre part parce que les deux opérateurs tentent de créer, par ailleurs, des synergies sur des projets difficiles… L’ennemi de la SNCF va progressivement devenir la voiture.