SNCF: tous les ingrédients d’un conflit long

195

Sauf évènement imprévu donc improbable, comme le veut la maxime entrée dans l’Histoire, les cheminots seront en grève pour plusieurs jours à partir du 1er juin à l’appel de 3 de leurs 4 organisations syndicales représentatives (CGT, SUD, UNSA). Notre chroniqueur ferroviaire avait pressenti que cette grève reconductible devenait imminente. Au dernier moment, la CFDT a […]

Sauf évènement imprévu donc improbable, comme le veut la maxime entrée dans l’Histoire, les cheminots seront en grève pour plusieurs jours à partir du 1er juin à l’appel de 3 de leurs 4 organisations syndicales représentatives (CGT, SUD, UNSA). Notre chroniqueur ferroviaire avait pressenti que cette grève reconductible devenait imminente. Au dernier moment, la CFDT a levé son préavis. Autant d'éléments qui inspirent notre chroniqueur ferroviaire.

Le climat social favorable à un conflit long

Il est toujours difficile de prédire quelle sera la durée d’un conflit social et son issue. La seule certitude est en effet qu’il finira bien par se terminer d’une façon ou d’une autre. Mais si on en juge par les conflits longs dans lesquels les cheminots s’inscrivent régulièrement, avec une mécanique et un expertise bien rodée, il y a de quoi craindre des perturbations durables.
Juste pour mémoire, décembre 1986 (29 jours), mai 1993 (3 jours, seulement !), novembre 1995 (22 jours), octobre 2007 (6 jours), novembre 2007 (10 jours) – inventaire incomplet ne concernant que les mouvements nationaux d’ampleur -. Y ajouter bien sûr la grève de juin 2014 (10 jours) sur la loi de réforme du système ferroviaire, thème auquel le conflit qui s’annonce cette semaine est directement associé puisque résultant de son volet social.

Vers un socle unique de règles sociales pour l’ensemble du secteur ferroviaire

Par cette loi, au-delà de la réorganisation de la SNCF en trois établissements publics (SNCF, dite établissement de tête du Groupe Public Ferroviaire avec son conseil de surveillance, SNCF Réseau, l’ex Réseau Ferré de France, et SNCF Mobilités, le transporteur), il s’agissait aussi de  construire un cadre social minimal pour l’ensemble du secteur ferroviaire. Un « nouveau pacte social » avait annoncé le Ministre de tutelle. Y compris pour les entreprises ferroviaires privées, déjà présentes dans le fret ou à venir dans le cadre de l’ouverture des marchés concernant les voyageurs.

Pour nos lecteurs qui n’auraient pas trop suivi ou pas trop compris, il est vrai que c’est un peu compliqué, résumé de cette confrontation sociale à trois :
  • l’Etat a défini un décret socle pour le ferroviaire qui constitue les règles minimales en-dessous desquelles aucune entreprise, ni SNCF, ni ses filiales, ni ses concurrents ne peuvent descendre ;
  • l’ensemble des entreprises concernées (SNCF donc et toutes les autres…) négocient avec leurs partenaires sociaux une convention collective, contenant un volet « organisation du travail » ; c’est l’U.T.P. – Union des Transports Publics - , organisation professionnelle et patronale qui a cette fois la main ; d’aucuns ne manquent pas de relever que SNCF représente au travers de ses filiales et participations 95 % des adhérents de l’UTP ;  SNCF répliquant toutefois que les décisions au sein de l’UTP se prennent à la majorité qualifiée et que sur 8 mandats nécessaires pour cette majorité, elle n’en détient que 5 ;
  • libre ensuite à chaque entreprise de définir ensuite en son sein et par accord d’entreprise d’autres dispositions, a priori seulement plus favorables, hiérarchie des normes oblige, quoique la loi El Khomri vienne jeter un peu de trouble dans cette règle légale dont force est de constater que tout le monde n’a pas la même lecture.
Les organisations syndicales de cheminots ont jugé unanimement négativement l’avant-projet de décret-socle. « Au ras des pâquerettes » a-t-on entendu. Et les propositions de l’U.T.P., leur partenaire social patronal, de provocatrices à indécentes pour la convention collective du secteur ferroviaire.

La règlementation du travail interne à la SNCF au centre de la tourmente

Faute de réussir à faire bouger les lignes du décret-socle ou faire céder l’UTP, les cheminots du Groupe Public Ferroviaire peuvent encore espérer se raccrocher à l’accord d’entreprise. La SNCF se dit ouverte allant même jusqu’à communiquer en interne sur le fait que pour son personnel rien de fondamental ne changerait, au-delà d’une organisation plus efficace .

Sauf à aller au clash avec les cheminots, cet accord d’entreprise, variable d’ajustement après le décret-socle et la convention collective, pourrait en effet conduire à reprendre les règles les plus emblématiques ou sensibles  de la réglementation du travail en vigueur jusqu’à présent à la SNCF. Le fameux « RH0077 », dans la nomenclature de ses règlements. En fait, un décret déjà. Incluant, dans sa dernière version, l’accord 35 heures du 7 juin 1999, approuvé par la CGT et la CFDT seulement ! A l’époque, non sans un référendum d’entreprise à la demande de la CGT (61% d’approbation avec une participation de 47% à cette consultation). UNSA n’ayant pas signé cet accord et défendant donc un RH0077 qui avait rencontré son opposition, ambiance ! SUD-Rail n’en était à ce moment-là qu’à ses débuts et en quête de représentativité mais n’aurait pas été en reste.

RH0077 versus accord professionnel ou convention collective

Ne surtout pas voir dans ce RH0077 un ensemble d’avantages exorbitants du droit commun. Au contraire ! Ce document est un patchwork de flexibilité, nécessités de l’organisation ferroviaire obligent. Mais à chaque règle atypique, dérogatoire du droit commun du Code du travail, il y a une limite associée, une condition, une compensation éventuellement. Une cinquantaine de règles imbriquées, complexes souvent.

Comme nous l’écrivions déjà en 2012 ici, le cheminot lambda levé et couché à pas d’heure n’a pas envie qu’on en rajoute ! D’où cette réaction épidermique à toute nouvelle modification d’un équilibre difficilement trouvé et la revendication de l’appliquer purement et simplement aux nouveaux entrants dans l’exploitation ferroviaire afin qu’il n’y ait pas sur ce point de distorsion de concurrence. Dumping social disent les cheminots.

Car ces autres entreprises ferroviaires n’opérant pour l’heure que dans le fret ne se soumettent jusqu’à présent qu’à un accord professionnel assez léger, signé avec l’UTP par l’UNSA. Accord dénoncé en son temps par la CFDT, mais pas par la CGT, ce qui a rendu la démarche CFDT inopérante. Ambiance, on vous dit ! Les deux autres syndicats signataires de cet accord ne sont plus représentatifs à la SNCF.
Ces entreprises ne souhaitent pas renoncer à leurs règles, ne serait-ce que pour des raisons économiques. Ce ferroviaire privé ne gagne en effet toujours pas d’argent. Et ceci, même avec une réglementation plus flexible dont il se dit d’ailleurs qu’elle n’est pas toujours respectée à la lettre. Raisons de plus pour ne pas flexibiliser davantage opposent les organisations syndicales de la SNCF.

Des approches syndicales divergentes

La CFDT-Cheminots avait déclaré qu’elle jugerait de la situation sociale nouvelle de ses mandants par une appréciation globale de la compilation de l’ensemble des textes : décret-socle + convention collective + accord d’entreprise. Le tout devant pour elle être somme toute équivalent à la réglementation RH0077 qui, par l’effet de la loi, va devenir caduque ce 1er juillet. Elle a considéré que ce « point d’équilibre » était finalement atteint et donc retiré son préavis de grève.

Toutefois, même avec le meilleur accord possible, CGT-Cheminots et SUD-Rail estiment que laisser en application au sein de la SNCF une réglementation qui resterait trop éloignée du socle minimal des règles communes de la branche ne peut conduire peu à peu qu’à des pertes de marchés de la SNCF au profit de ses concurrents… et de ses propres filiales.

L’UNSA semble très tentée par la négociation de contreparties. N’importe comment, il n’est pas dit que ses troupes – majoritairement du personnel d’encadrement – suivent son mot d’ordre très longtemps si tant est qu’il est maintenu dans la durée. Après le retrait de la CFDT, un petit quelque chose lui tenant à cœur pourra faire changer d’avis à l’UNSA si elle ne veut pas se trouver embarquée.
Ce sont donc CGT et SUD, des frères ennemis qui se marquent à la culotte, qui vont mener ce conflit. Ce n’est pas de très bon augure pour les voyageurs !

Grève reconduite jusqu’au 6 juin minimum ?

Ces 3 appels à la grève distincts et maintenus s’inscrivent dans un angle de tir au vu du calendrier social. Le décret-socle est en cours d’examen par le Conseil d’Etat. La version définitive n’est que pour la fin du mois afin d’entrer en application le 1er juillet, comme prévu par la loi de réforme. Sur le volet organisation du temps de travail de la convention collective, les négociations sont terminées. Les ultimes propositions de l’UTP étaient soumises à signature des organisations syndicales jusqu’au 30 mai. Ensuite plus rien, sauf ce que commanderait une crise sociale majeure à la SNCF. Pour la négociation d’un accord d’entreprise au sein de la SNCF, c’est censé se jouer jusqu’au 6 juin.
Sauf évènement imprévu et improbable, cette date du 6 juin est donc le premier point de mire pour la durée minimale de cette grève reconductible !

Guerre de tranchées

Bien évidemment, cela sera fonction du taux de participation des cheminots à ce mouvement social. Autant la direction de la SNCF que les organisations syndicales ont besoin de connaître l’état de ce rapport de force. Et comment le connaître sans la grève ? Celle-ci est donc inévitable.

On peut s’attendre à ce que la SNCF minimise autant que possible le taux de participation en ne communiquant que sur des chiffres globaux incluant des catégories professionnelles moins combatives. Il ne faudra cependant pas sous-estimer une participation qui ne serait annoncée par la SNCF comme n’étant que de 30 ou 35 % des effectifs. Ce serait déjà beaucoup si les agents de conduite et autres métiers stratégiques qui font directement rouler les trains sont à 50 % et plus dans le mouvement.

La SNCF blindera aussi son organisation afin de mettre en place un service de transport adapté, aussi peu pénalisant que possible. En usant pour cela des dérogations sur l’organisation du travail, les modifications de roulements, les affectations temporaires à d’autres tâches que lui permet la loi sur le service garanti. Une optimisation des ressources disponibles qui ne saurait toutefois avoir d’effets durables au-delà de 3 ou 4 jours. L’appareil de production ne peut rester ainsi en tension longuement.

Une difficulté pratique nouvelle semble également devoir se poser à l’entreprise pour la première journée de grève. Le nombre d’agents ayant déclaré leur intention de suivre le mouvement (une obligation légale) est en effet, selon des sources internes, particulièrement élevé. L’ensemble des organisations syndicales, puisqu’elles appelaient initialement toutes à la grève, ont intensément battu le rappel depuis plusieurs jours pour inciter les personnels concernés à déposer ces « Déclarations Individuelles d’Intention » (D2I dans le jargon cheminot). Une manière d’affirmer son soutien au mouvement avant la grève, sans obligation de la faire tout en gênant considérablement l’entreprise dans ses prévisions de trafic. De bonne guerre et posant les limites de la loi du 21 août 2007 sur la continuité du service public. Reste peut-être pour la SNCF à tenter d’isoler et défalquer les D2I associées au préavis levé de la CFDT, si cela est techniquement possible.

Jusqu’au 10 juin et l’Euro ?

D’expérience, sur une grève commencée en milieu de semaine le passage du premier week-end est un point difficile sur le maintien et la poursuite de la mobilisation pour les organisations syndicales. Un tournant aussi pour l’entreprise, qu’elle devra savoir négocier.
Car il arrive un moment où  pour les salariés un certain nombre de jours de grève justifie au-moins le suivant sauf à tout perdre si, à leurs yeux, il n’y a eu aucune avancée. A ce moment-là, le moindre bougé peut aussi s’avérer suffisant surtout si le taux de participation au mouvement baisse en rythme de croisière doucement mais sûrement de jour en jour.
Au-delà du 6 juin, pour les plus radicaux ou décidés, l’ouverture de l’Euro de football le 10 juin sera sans doute un point à atteindre. Avec d’autant plus de chances de l’atteindre que la date se rapprochera.

Des cartes syndicales à rebattre

La grève reconductible est un fusil à un seul coup. La grève dont la durée intègre un évènement extérieur ponctuel est une arme non rechargeable. La CGT affaiblie ne peut se permettre un échec. SUD sera par nature toujours plus radical que la CGT. UNSA est une force syndicale qui compte même si son fréquent discours CGT de bon aloi, parallèle à un positionnement ouvertement revendiqué comme étant réformiste, est parfois difficile à suivre. La CFDT assume aux yeux de la CGT et de SUD, le péché originel d’avoir été aux côtés de l’UNSA favorable à la réforme ferroviaire « qui ne devait rien changer ». Moins que d’autres elle n’a le droit à l’erreur, sauf à mettre en danger sa représentativité lors d’un prochain scrutin professionnel. Elle n’a pas intérêt à ce que les grévistes arrachent maintenant davantage que ce qu’elle a négocié.
Au-delà des revendications, sortira de nouveau de ce conflit le type de syndicalisme que les cheminots souhaitent. Ils ont les syndicats qu’ils méritent. Ce qui vaut également pour la Direction de la SNCF.

PAT

Lors de la grève SNCF de juin 2014, notre chroniqueur nous avait déjà fait part de son analyse pendant le conflit et de la manière dont il le voyait évoluer. A relire ici et encore ici. Prise de risque du commentateur nous avait-il dit, mais force est de constater qu’il ne s’était pas (trop) trompé. Nous le remettons donc à contribution en cette semaine de nouveau décisive sur le plan social à la SNCF.