Que se passerait-il si le BT s’arrêtait ? (3/3) – La perte d’un irremplaçable savoir-faire

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Que se passerait-il si le BT s'arrêtait ? (3/3) - La perte d'un irremplaçable savoir-faire

Que se passerait-il si les voyages d'affaires s'arrêtaient ? La question est un peu provocatrice. Reconnaissons qu'elle apparaît, malheureusement, moins fantaisiste aujourd'hui qu'elle ne l'aurait été il y a une dizaine de mois. Troisième volet de ce dossier, où le meilleur est gardé pour la fin (du dossier ET de l'article)...

Fournir du carburant à l'industrie du tourisme et de l'événementiel, bien sûr. Aller chercher des clients, revenir avec des contrats, évidemment... Mais la contribution la plus considérable du business travel (BT) à l'économie mondiale relèverait de la transmission de savoir-faire. Et cela, aucun outil de communication à distance ne pourra jamais le remplacer.

A l'heure de l'explosion de l'apprentissage à distance (webinaires, mooc (massive open online course), solutions mises en place par l'Education nationale lors du confinement...), une telle assertion peut laisser perplexe... Comment croire, en effet, que la transmission de connaissances et de compétences impose le contact direct impliquant le voyage ? Parce qu'on parle bien ici de savoir-faire, ou de knowhow, pour reprendre l'expression utilisée dans l'étude passionnante menée par le Harvard Growth Lab sous la direction de Ricardo Hausmann.

D'après cet éminent professeur (et ancien commissaire au Plan du Venezuela), épaulé par les chercheurs Michele Coscia et Frank Neffke, les outils et les manuels pratiques sont faciles à partager virtuellement. Mais le savoir-faire, lui, passe très lentement de cerveau en cerveau à travers un long processus d'imitation, de répétition, de retour d'information et ne saurait être codifié sous forme de livres, guides, graphiques ou autres algorithmes. Pour s'en convaincre, on peut tester, en public, ce vocatif :

Que celui qui a appris à faire du vélo en e-learning lève le doigt !

Une autre façon d'établir une distinction entre les octets mobiles (la transmission de connaissance via l'internet, quelle que soit sa forme) et les cerveaux mobiles (le voyage d'affaires) est de considérer les octets comme des données et les cerveaux comme des unités centrales capables de former des machines de calcul parallèles lorsqu'elles travaillent en groupe. Or, les voyages d'affaires ne sont pas qu'un vecteur essentiel de cette mise en relation des cerveaux : ils en sont la condition nécessaire (généralement sur d'autres sujets que l'apprentissage du deux-roues).

Mais ce qui rend cette étude particulièrement précieuse, c'est qu'elle ne s'en tient pas à des conjectures sur l'éminence de la transmission (ce qui, de la part d'universitaires, pourrait passer pour de la promotion pro domo) : elle est chiffrée. Les chercheurs ont en effet eu accès, le temps de la recherche, aux données agrégées et anonymisées de la Mastercard Center for Inclusive Growth. Un big data de l'ensemble des dépenses des voyageurs d'affaires munis de carte Mastercard de 2011 à 2016. De là, ils ont pu établir la carte ci-dessous.


Les nœuds sont des pays (dont la taille est proportionnelle à leur PIB) et les liens expriment l'intensité des déplacements des voyageurs d'affaires d'un pays vers un autre. Par souci de lisibilité, le graphique ne montre que les deux destinations les plus importantes pour chaque pays d'origine.

Coscia, Neffke et Hausmann ont émis l'hypothèse que si les voyages d'affaires ont pour but ou conséquence de transférer le savoir-faire d'un pays à l'autre, ils devraient avoir un impact sur la productivité des industries qui reçoivent ce savoir-faire. Par exemple, si un pays parvient à attirer de nombreux voyageurs d'affaires en provenance d'Allemagne, dont l'industrie automobile est l'une des principales industries exportatrices, alors le taux de croissance, le nombre d'entreprises et le nombre d'employés de cette industrie devraient augmenter dans le pays d'accueil.

Numb3rs

Et, sur cette période 2011-2016, c'est exactement ce qu'ils ont constaté ! Sans entrer dans le détail de la recherche, ils ont pu démontrer que le lien entre ces deux phénomènes (les voyageurs allemands et l'industrie automobile du pays d'accueil, pour reprendre cet exemple) n'étaient pas une corrélation : un lien organique qui fait du voyage d'affaires l'origine de la croissance économique.

A partir de ces masses énormes de données, les chercheurs ont pu établir un classement des pays en fonction de l'impact de leurs voyages d'affaires sur le PIB mondial :

  • 1/ Allemagne : 4,82 %
  • 2/ Canada : 1,23 %
  • 3/ Etats-Unis : 1,07 %
  • 4/ Royaume-Uni : 0,98 %
  • 5/ Corée du Sud : 0,95 %
  • 6/ France : 0,62 %
  • 7/ Japon : 0,49 %

Et ainsi de suite... Jusqu'au 17ème pays de ce classement (la Chine : 0,12 %), les pays ont un impact supérieur à 0,10 % sur le PIB mondial... Même en s'en tenant à ces 17 champions, si le BT s'arrêtait, le PIB mondial se rétracterait de... 12,5 % !

Et quels pays en seraient le plus affectés ? Selon les estimations des chercheurs, la Corée du Sud, la Chine, le Vietnam, la Thaïlande et les Philippines. Mais l'impact serait ressenti de manière significative dans des pays aussi divers que l'Inde, l'Allemagne, les États-Unis et l'Arabie saoudite. 

On conseille vivement d'utiliser le lien de d'étude indiqué plus haut car on peut notamment y utiliser une carte mondiale dotée d'un menu déroulant qui permet de sélectionner un pays et d'en découvrir son impact sur le PIB des autres pays. Ci-dessous, l'exemple de la France ...

Mais il y a une surprise du chef !

Effectivement, si cette étude est en elle-même d'une richesse exceptionnelle - qui lui a récemment valu une recension dans la prestigieuse revue Nature Human Behaviour, c'est sa mise en perspective avec des travaux antérieurs des mêmes auteurs qui, selon nous, produit la plus grande surprise.

Ricardo Hausmann et ses acolytes avaient précédemment démontré que le volume ou la valeur du commerce entre deux pays n'était pas un très bon indicateur de la quantité de voyages d'affaires entre eux. C'est davantage le fait que ces pays soient reliés par des liens d'entreprises - le fait de posséder des filiales d'un pays à l'autre ou d'être détenu par une société mère de l'autre pays - est une donnée beaucoup plus fiable.

Ce qui suggère que les voyages d'affaires sont fortement liés à la gestion des organisations multinationales. Ces entités sont devenues omniprésentes dans l'économie mondiale car elles peuvent facilement déployer partout le savoir-faire qui existe quelque part dans leur réseau, à condition de pouvoir voyager...

Autrement dit, si l'on compile les deux études : la production de richesses due au BT via cette fameuse transmission du knowhow est avant tout le fait de voyages internes. Dans une période - certes si âpre qu'elle peut altérer l'intégrité du jugement - où toutes les entreprises ne jurent que sur un avenir qui se concentrerait sur des voyages à fort ROI (directement apparent : chez le client) au détriment des voyages intra-entreprises, cette conclusion laisse songeur... C'est pourquoi, chers lecteurs, alors que le BT est au point-mort, votre plus grande contribution à la croissance mondiale pourrait consister à partager cet article à tous les boards members de votre carnet d'adresses !

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