AGNOSTICISME VS TECH « MAISON » [3/3] – Quel business model ?

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AGNOSTICISME VS TECH

L'un, Tristan Dessain-Gelinet, dirige une TMC française, Travel Planet, avant tout locale. L'autre, Cédric Lefort, est un expert tech 3 étoiles de la globale BCD Travel. Mais la différence qui nous a poussé à les faire se confronter, c'est la stratégie de l'agence pour laquelle ils travaillent : agnosticisme contre tech "maison". Ils ont joué le jeu, échangeant à bâton rompu, sans langue de bois. Dans le troisième et dernier volet de ce débat passionnant, c'est le business model de l'industrie en général, celui des TMC qui est interrogé. Car le tech, sur ce point crucial aussi, est déterminante...

Dans le volet précédent de ce débat, nous avons parlé de l’enjeu NDC. Nous y revenons dans cette dernière partie de notre échange, consacrée au business model des TMC, selon qu’on soit agnostique ou propriétaire de sa technologie, mais aussi sur le business model du voyage d’affaires en général. Car le sujet de l’attentisme des acteurs tech historiques sur NDC y est très lié, d'après vous…

Tristan Dessain-Gelinet (Travel Planet) : Oui, il y a une certaine hypocrisie des GDS et d’une partie de la distribution sur ce sujet parce que ça les arrange bien vis à vis des fournisseurs aériens de dire "C’est super compliqué, on perd en productivité etc"... Ce sont de faux arguments pour refuser cette évolution. Parce que personne n’y a intérêt dans la chaîne car ça bouleverse énormément de choses. Cédric, tu avais raison de dire que le travel, c’est des interconnexions. Mais il y en a beaucoup trop ! Trop d’acteurs pour une même chaîne : ce n’est pas possible. A un moment, si on veut améliorer la fluidité du process, tant aux niveaux technologique qu’humain, il faut qu’il y ait moins de monde. Qu’on soit six à se nourrir sur un process, ce n’est pas possible ! On a créé des usines à gaz. Quand, dans l’usine il y avait un fournisseur par partie, ça fonctionnait. Aujourd'hui, il y en a six ou sept. Le gâteau est de plus en plus petit avec de plus en plus de gens qui mangent dessus.

Cédric Lefort (BCD Travel) : Et nous, TMC, sommes au milieu…

TDG : Oui ! Il y a déjà les facteurs "éléments en place", "poids historique", "taille du marché"… Mais surtout : on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. Les distributeurs, qu'ils soient locaux ou globaux, ont toujours vécu ce marché en recevant une rémunération des fournisseurs. Et là, on s’est mis dans un coin dont il est difficile de sortir. Et pourtant les commissions aériennes sont passées à zéro en 2005. Mais en fait elle n’ont pas disparu : elles se sont transformées par une récupération de commissions à droite à gauche et la sacro-sainte incentive GDS,  qui représente - en tout cas sur les réseaux que j’ai fréquentés - 80% des revenus des commissions des fournisseurs au sens large. D’après ce que j’en sais, dans la marge brute des TMC, y compris des plus grosses mondiales, ça représente 20 à 25% du revenu. C’est ainsi que le système a été construit. Le problème c’est que la source, à court terme, se tarit. Comment changer la source de revenus, c’est donc l’enjeu et il est extrêmement compliqué. 

Pour faire simple : la compagnie aérienne qui verse aux GDS qui reversent aux agences, veut arrêter de verser aux GDS. Le GDS qu’on ne paye plus pour développer va dire que c’est à la distri ou bien au client de payer. Donc, d'une part, ce qui était une source de revenus pour l’agence devient un coût. Et d'autre part, pour le GDS, une source de revenus disparaît. 

Ce que je reproche à la distribution c’est qu’elle sait que cette évolution est en marche et agit comme un enfant qui se cache les yeux pour que le monstre disparaisse… Nous, distributeurs, on n’a pas été bons. On ne peut pas rester sans rien faire et en même temps passer notre temps à dire "C’est affreux, vous, fournisseurs, vous êtes en train de nous tuer !" Nous avons tous des sociétés indépendantes dont on a la responsabilité, on ne peut pas juste attendre des fournisseurs qu’ils nous rémunèrent. 

CL : Je suis complètement d’accord avec ce constat. J’ajouterais, dans ce contexte, qu’on ne se parle pas. Il faudrait se mettre tous autour d’une table - car nous sommes concurrents mais on a des intérêts communs - pour réfléchir à ce business model qui doit effectivement changer. Mais la nature a horreur du vide… On voit qu’il y a énormément de besoins nouveaux qui apparaissent, insufflés par les entreprises, dans le domaine sécuritaire, de la RSE ou par les voyageurs qui demandent plus de personnalisation. Des sociétés technologiques nouvelles apparaissent, qui proposent des services supplémentaires aux agences et engendrent des business model différents. Je ne dis pas qu’on s’affranchit des commissions GDS, elles sont toujours là même si elles se réduisent comme peau de chagrin. De la même façon, le modèle transactionnel sur la partie résa est toujours là mais nos agences doivent se réinventer.

Évidemment, notre cœur de métier, c'est toujours la gestion d’un programme voyage; mais devenir une société qui propose des services digitaux est aussi un moyen de gagner de l’argent. On aura ainsi un business model avec des fournisseurs tiers basé sur le partage d’économie, le revenu sharing. Donc plus on sera en capacité de proposer à un client des services qui lui sont adaptés - et là, j’insiste sur le côté consultatif, ce n’est pas au client de se débrouiller avec un catalogue - plus les opportunités de revenus nouveaux existeront.

TDG : Émettre un billet d’avion - ce qui a été considéré pendant des dizaines d’années comme la valeur ajoutée de l’agence, aujourd'hui, c'est une valeur ajoutée proche de zéro. 

CL : Totalement…

TDG : Et pourtant, l’immense majorité des agences, sauf BCD, j’ai bien noté et m’en réjouis, continue de penser que c’est leur job. Non ! Émettre un billet, des dizaines de systèmes savent le faire. Que le GDS cesse de nous rémunérer en faisant l’intermédiaire avec la compagnie, c’est logique : ce revenu a vocation à disparaître. Ce discours “Il faut que ça change" relayé depuis des années par les EDV , entonné par l’ensemble des GIE, ne produit pas d’effets. Concrètement ils disent "Il faut revenir à la commission !", "Il faut qu’on continue à être payé pour émettre des billets"... Oui, bon, on vient de dire que ça ne constituait plus une valeur ajoutée ! Il ne se passe rien… 

Mais de l’autre côté, ça va bouger quand même. Les fournisseurs aériens et ferroviaires disent : "OK les gars, continuez à faire ce que vous faites. Mais vous verrez votre contenu disparaître, vous coûter plus cher…" Et ça, ça commence à être perceptible du côté du client. Pendant des années, la partie NDC était invisible pour le client : il avait un private channel, un full content… Il ne mettait donc aucune pression sur sa TMC pour que ça change…

CL : Mettre la pression sur sa TMC… ou bien ses fournisseurs. Le client peut aussi avoir de l’influence pour dire aux compagnies aériennes : "Vous êtes bien gentilles d’annoncer que vous ne distribuez plus sur le GDS et que ça va vous coûter plus cher… Mais moi, gros  client global, vous allez m’écouter".

TDG : Ok mais pour moi c’est au distributeur de faire en sorte que ça marche. Parce que le fournisseur, son métier, ce n’est pas de distribuer. Faire rouler des trains, faire voler des avions, c’est déjà un job à plein temps. La preuve que ce n’est pas leur boulot : ils font appel à des acteurs techno tiers pour gérer leur contenu NDC - ils ont eu cette intelligence. Le client dit à la TMC : "Je veux avoir tout le contenu à des tarifs accessibles". Le fournisseur dit à l'agence ou au client :"Moi pour vous fournir ça, ça me coûte de l'argent". Et autant on peut négocier avec des GDS qui ont 50% de marge nette, autant c’est plus délicat avec des compagnies qui, depuis dix ans, perdent de l’argent une année sur deux. Donc le discours des compagnies ne me choque pas. 

Comment ça a commencé NDC ? La compagnie s’est dit "Dans l’échelle de valeurs, c’est moi qui gagne le moins alors que je suis celui qui a a le plus gros investissement capitalistique". Evidemment, c’est une vision orientée mais c’est de bonne guerre. Sur le fond, réduire les intermédiaires pour avoir une distribution plus efficiente et moins chère, on ne trouvera pas un client final pour dire "C’est idiot". C’est à nous d’expliquer au client "Si vous voulez des tarifs compétitifs, il faut qu’il y ait moins de personnes qui mangent dessus".

Concentrons-nous à présent sur ce qu’implique le fait d’être propriétaire ou non de sa technologie pour le business d'une TMC…

TDG : Ca change tout et pour une raison simple. Quand on a sa techno, on a des coûts fixes. Quand tu opères un SBT - ou un autre système - tiers, ce sont des modèles transactionnels. Quand tu as ta techno, tu n’as pas de coûts variables. Qu’on émette mille ou un million de billets, si ce n’est les quelques micro-centimes versés au serveur, ce qui est ridiculement faible, on n’a pas de coûts supplémentaires. A partir de là, quand le volume génère une marge brute qui couvre les coûts fixes, ton coût de production marginal est quasi nul. Donc ça permet d’être agressif en termes de tarifs tout en étant rentable. 

Si j’utilise un SBT du marché, je vais payer 2 ou 3 ou 1 € si j’ai très bien négocié à chaque transaction. Et mon gros client, il va me mettre la pression sur les frais de transaction et je vais me retrouver dans un étau : plus je vais augmenter mon volume, plus je vais devoir payer à mon fournisseur et la marge supplémentaire que je vais dégager je vais la consacrer à restructurer mon équipe pour répondre à la demande. C’est donc une approche "coûts fixes/revenus variables" contre "coûts variables/revenus variables". Et ça change radicalement la structure tarifaire qu’on peut proposer. 

CL : Je suis en gros d’accord avec cette analyse. Je ne suis toutefois pas convaincu qu’il y ait des coûts si fixes que ça : la maintenance ou le développement des outils constituent des coûts qu’on ne peut pas toujours anticiper. Cependant, effectivement, on maîtrise beaucoup mieux ses coûts avec sa tech. Mais si on élargit la tech à l’ensemble des solutions, les coûts de production d’un outil externe sont évidemment moindre que dans un outil interne car on n’a rien à développer, rien à maintenir. Parallèlement, il faut, il est vrai, trouver un moyen de payer ce fournisseur tiers et là on entre dans un modèle de partage d’économie dont j’ai déjà parlé. 

C’est pourquoi, chez BCD, on développe notre propre tech aussi pour en maîtriser le budget, le dev, la roadmap, la maintenance. Mais à côté de ça les limitations du marché font qu’on a besoin d’une plateforme ouverte de fournisseurs tiers. On s’est rendu compte que ce qui est important ce n’est pas ce qu’on possède mais ce qu'on peut distribuer. 

Des Uber, des Airbnb, ils distribuent plus de voitures et de chambres d’hôtel que n’importe qui et ils ne possèdent rien du tout. Ils ont bien compris que le fait d’avoir un système ouvert qui va permettre d’intégrer du contenu qui vient de partout, est probablement beaucoup plus efficace que de tout contrôler et développer soi-même. En tout cas, je parle pour des acteurs majeurs agissant sur un périmètre global répondant à des problématiques très larges.

TDG : Mais c’est ce qu’on fait nous aussi ! Je ne fais pas rouler de train, je ne produis pas de billets d’avion ! Notre job c’est de distribuer le contenu des autres. Ce n’est pas la mise en œuvre de ce contenu. Ce contenu, on le rapatrie, on le trie, on le propose et on interagit avec lui au besoin. 

CL : Je ne parlais pas de distribution…

TDG : Je ne parle pas que de la partie SBT non plus mais aussi de toute la partie back-end avec les API, le duty of care, l’expense… Et le fait que tu étendes au-delà du SBT me permet aussi d’ajouter l’argument de l’économie de coût de développement. Parce que quand tu as une base de données qui gère le SBT, c’est la même base de donnée "profil" pour le duty of care, pour le système de facturation etc. Donc le coût marginal de production d’un service supplémentaire est de plus en plus faible parce qu’il y a une base qui est toujours la même. 

CL : Je ne crois pas au monde parfait. Sur un système ouvert on va être sur l’innovation, la flexibilité, les nouvelles idées. Sur un système fermé on va être sur la cohérence, le contrôle et des coûts moindres. Mais au final ce n’est pas à nous d’imposer quoique ce soit, c’est au client de faire son choix en fonction de ses besoins et son programme voyage.

Voilà qui ressemble à une conclusion…

TDG : Quel est le job d’une TMC ? C’est de proposer le contenu le plus large possible par rapport au process que souhaite le client. Si on rate l’un ou l’autre, on manque la cible… Et aujourd'hui il y a une vraie bataille du contenu lancée par les fournisseurs.

CL : Moi je ne pense pas que ce soit ça, notre job. Je pense que ce n’est pas une histoire de contenu large mais de contenu qui a du sens pour un client. Je rencontre plein de clients qui me demandent "Vous avez du NDC ?" Je leur demande alors pourquoi ils me posent la question. Globalement la plupart ne sait pas répondre…

TDG : Toute la communication qui est faite par la distribution c’est de dire "NDC, ça ne change rien"... Si tu dis à un client "Si tu passes par GDS pour Luft, tu perds tous les tarifs basiques que tu trouveras via NDC", je ne crois pas qu’il te répondra "Les tarifs basiques, payer 45 € de plus sur un billet à 100€, je m’en fous"...

CL : Les voyageurs n’ont pas envie de se retrouver avec une liste de vingt tarifs, il veulent que je leur dise "Voilà les tarifs qui ont du sens pour toi, par rapport à ton historique, par rapport à la politique de l’entreprise, aux économies qui sont souhaitées, à la flexibilité etc". 

TDG : Je suis d’accord mais moi je préfère avoir tous les tarifs à disposition pour pouvoir faire ce travail. Les gens qui n’ont pas NDC disent que leurs clients n’en ont pas besoin… "Dis-moi ce que je n’ai pas, je t’expliquerai pourquoi tu n’en as pas besoin"...

CL : C’est du Coluche, ça…

TDG : Oui mais c’est quand même une réalité ! Mais l’accélération de la disparition des tarifs, elle est là. Après, si le client me dit “Le GDS je trouve ça plus joli, je préfère payer 25 balles de plus", ok M. Le Client, fair enough…

Messieurs, la conclusion avait été frôlée, puis vous avez relancé la discussion en parlant de la façon dont vous concevez votre métier. Elle est à la base de ce choix "agnosticisme vs. tech maison" et nous renvoie au premier volet de ce débat. La boucle est donc brillamment bouclée, on ne peut pas mieux conclure. Merci pour ce débat passionnant.

 > Lire le premier volet de ce débat : Agnosticisme vs tech "maison" - Les raisons d'un choix

> Lire le deuxième volet de ce débat : Agnosticisme vs tech "maison" - L'enjeu NDC