L'un, Tristan Dessain-Gelinet, dirige une TMC française, Travel Planet, avant tout locale. L'autre, Cédric Lefort, est un expert tech 3 étoiles de la globale BCD Travel. Mais la différence qui nous a poussé à les faire se confronter, c'est la stratégie de l'agence pour laquelle ils travaillent : agnosticisme contre tech "maison". Ils ont joué le jeu, échangeant à bâton rompu, sans langue de bois. Dans le deuxième volet de ce débat passionnant, ils parlent de l'enjeu NDC, déterminant dans les choix technologiques d'une TMC... Problème : les acteurs historiques "GDS" rencontrent apparemment les pires difficultés à offrir le nouveau canal...
Tristan, vous disiez que votre choix de développer votre propre tech était intimement lié à la fin du canal unique GDS. Dans le même temps, on voit que le développement et la généralisation de NDC n’est pas un long fleuve tranquille. Est-ce que votre stratégie était vraiment la bonne ?
Tristan Dessain-Gelinet (Travel Planet) : Je peux me tromper, bien sûr, mais oui, je pense que la perspective est certaine. Aujourd'hui, il y a un choix qui est fait par les fournisseurs auquel il faut s’adapter, que ça plaise ou non. Je ne vois pas les compagnies aériennes - ni même les ferroviaires - revenir sur cette stratégie de réduction des intermédiaires et donc de leurs coûts de production : c’est le sens de l’histoire. Et donc à un moment, les outils qui permettent de faire ça, il va falloir qu’ils existent et vite. Au 1er avril, AA, la première compagnie mondiale, fait sortir 40% de son offre de GDS. Air France, même si elle repousse sa surcharge GDS, a annoncé vouloir retirer progressivement son offre du GDS. Et dans le même temps je lis dans DeplacementsPros une dirigeante de Sabre expliquer que 2023 ne sera pas l’année du NDC…
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Cédric Lefort (BCD Travel) : Ou SAP Concur qui dit "Oui, on va y penser"... Ou encore Amadeus qui vient seulement de dire "Ca y est on va enfin avoir l'offre PAO complète" (PAO : Portail d’accès aux offres, qui chapeaute tous les produits SNCF, ndr).
TDG : Oui, c’est effarant. On est tous très surpris que des boites qui comptent des milliers de développeurs à travers le monde mettent autant de temps à intégrer une technologie dont je ne vois pas la difficulté…
CL : Il n’y en a pas…
TDS : La problématique n'est donc pas technique mais stratégique, financière… De là, le problème que je soulevais (dans la 1ère partie de ce débat, ndr) : dépendre d’un tiers tech dont la préoccupation n’est pas la technologie mais son business model, me met dans une difficulté vis à vis de mon client…
CL : Oui, c’est un secret de Polichinel : les problématiques sont essentiellement financières - ce sujet est assez évident - et de contrôle de l’information aussi. Et plus globalement, comment se fait-il que des Amadeus ou des SAP Concur, avec l'expérience et les moyens qui sont les leurs, ne soient pas capables de créer un outil plus sexy, avec un contenu plus large et une facilité d’utilisation qu’on va trouver ailleurs ?
TDG : Il y a deux raisons à mon avis… Moi, je viens de la tech et Betty (Seroussi, CEO de Travel Planet) vient du voyage. C’est très rare d'avoir cette expérience opérationnelle métier et techno. Est-ce qu'un Amadeus a la vision utilisateur ? Sont-ils en contact quotidien avec des clients ? Non, car leur job c’est d'être une SSII, comme on disait hier, ou une ENS (entreprise numérique de service, ndr) comme on dit aujourd'hui, . Leur cœur de métier est de développer pour des tiers.
CL : J’entends bien mais je ne suis qu’à moitié convaincu. Dans un monde très ouvert. Amadeus et les autres sont des sociétés qui se sont développées sur des problématiques marketing et commerciales. Ils ont des commerciaux partout, ils sont sur tous les événements… J’ai beaucoup de mal à croire qu’ils ne connaissent pas les demandes des utilisateurs…
TDG : Les commerciaux Amadeus qui vont sur des événements GBTA, ou AFTM en France, n’ont aucune influence sur les décisions de leur entreprise et c’est dû à leur organisation matricielle. Il n’y a personne qui dit à un moment "On fait comme ça". Est-ce que la partie "dev", dans une grosse structure, ne doit pas être isolée pour s’éviter toutes ces interférences ? La question se pose car, en tout cas, chez Amadeus, c’est un frein, chaque changement est un enfer. Le deuxième point, c’est que quand on est dans une situation de quasi monopole, on n’a pas intérêt à bouger en premier tant que ça marche.
Et donc "faut bouger soi-même", c’est ce que dit Tristan. Qu’en pensez-vous, Cédric ?
CL : Je ne suis qu’à moitié d’accord. Je n’ai pas vocation à défendre les SAP Concur et autres Amadeus mais je vais revenir une fois de plus au périmètre. Quand on est dans un marché franco-français voire européen, on peut avoir cette souplesse car, au final, les demandes se recoupent. En France, si un client me dit "Je veux du Ouigo", évidemment je vais le faire et je vais répondre à mon client local qui ne me dira pas en plus "Mais je veux ça aux US, au Brésil, etc".
Mais quand vous avez un client qui vous dit "J’utilise Sabre aux US, Travelport ici et Amadeus là"... Et puis : "Aux US, je veux pouvoir faire de l’annulation/modification post-ticketing sur la void period, ce qui n’existe pas eu Europe; et je veux faire du paiement virtuel en Europe mais ça n’existe pas forcément dans tous les marchés Asie-Pacifique; et je veux une connexion Deutsche Bahn, Trenitalia et Amtrak etc". La liste de besoins devient très grande et, qui que tu sois, tu n’as pas la possibilité de développer ça rapidement.
TDG : Oui mais c’est ça, notre job !
CL : Certes, mais ces boîtes ont davantage de moyens. Quand tu as une liste de dev qui fait cinquante pages et que chaque client a une priorité différente, il faut bien faire un choix. Donc l’agilité et la souplesse, elles sont valables sur un périmètre restreint, pas global. En tout cas, c’est ce qu’on estime chez BCD et c'est ce qui guide notre stratégie dans le développement de notre propre tech : elle n’est pas globale.
TDG : Eh bien moi je trouve ça dommage. 80% de mon résultat (qui est évidemment bien inférieur à celui de BCD) passe dans la R&D, c’est notre deuxième poste de dépense - le premier en termes d’humains. Et je pense qu’à un horizon de quelques années, on pourra tout faire ou pas loin. C’est possible si on s’appuie sur la tech adaptée et ça, c’est un vrai choix stratégique. Je prends un exemple… On vient d’intégrer Iberia : search, booking, cancel, after sale, tout le process, les notifications etc. Qui a fait ça ? Une personne pendant quatre semaines. Parce que notre plateforme est faite pour intégrer le NDC d’une compagnie par une personne seule en quatre à six semaines. La tech des GDS n’est pas conçue pour ça !
Bien sûr on fera pas 100% mais objectivement, d’ici douze à dix-huit mois, on aura 80% de l’offre des compagnies qui proposent du NDC qui seront connectées. Après, qu’il y ait 20% de résiduel, il y en aura toujours et si on fait 2% de nos ventes dessus, ce n’est pas très grave. Aujourd'hui, on a quasi toutes les compagnies en Europe et on va même avoir ITA puisque comme elle rentre chez Luft, elle va se retrouver avec ses petits camarades… Alors oui, c’est du boulot, non on ne peut pas faire plein de choses tout de suite… Le problème c’est qu’il n’y a pas plein de choses chez les autres non plus ! Si je demande à un tiers "Fournis-moi du AA en NDC" et qu'on me dit "ok"... Intégrer sa solution va me prendre plus de temps que de le faire moi-même. Et ça, comme je le disais, c’est à cause de la plateforme technologique des acteurs historiques. A leur place, stratégiquement, je serais parti d’une plateforme from scratch car faire évoluer ce qu’ils ont est très compliqué.
Pour moi, notre boulot c’est de pouvoir tout proposer partout dans le monde. Franchement, si on les liste, il doit y avoir deux cents connexions dans le monde à faire… C’est beaucoup, mais il n’y en a pas cinq mille ! Donc quand les acteurs techno disent "Ce n’est pas possible", c’est pour la deuxième raison et cette deuxième raison, c’est la raison financière.
CL : Je ne sais pas si je dois te souhaiter que ça ne devienne jamais compliqué pour toi car ça signifierait que tu ne te développes pas…
TDG : Mais C’EST compliqué !
CL : Plus tu vas grandir, plus tu vas te confronter à d’autres marchés, plus cette difficulté va devenir palpable et tangible. C’est ce qui est arrivé à tous les autres. On sait tous que le monde du travel est un monde très compliqué, qui n’est fait que d’interactions et d’interopérabilité. Je pense que c’est une erreur de penser que l’expérience utilisateur, c’est le but et la fin. Se connecter avec un GDS, avec une compagnie, je ne suis pas IT, mais techniquement, je suis d’accord : c’est assez facile, surtout avec les technologies cloud et API. La problématique que va rencontrer le marché après, sera liée à la qualité de la demande, à l'émission de billet... La difficulté, elle est plus là : moins sur le contenu que sur la chaîne de traitement derrière : capacité de modification du billet - est-ce que je peux le faire ou suis obligé de passer par l’agence ? Est-ce que les robots qui sont en place dans les agences sont paramétrés pour gérer ces nouveaux services ancillaires ?…
TDG : On a douze NDC (bientôt quatorze) en prod… Je peux t’assurer que le détail des requêtes, et des réponses, et des workflow de booking, d’aftersales, d’ancillaries et des order changes, je les connais par cœur. Mettre un ancillary, c’est un order change. C’est beaucoup plus simple que de le faire dans un GDS. Dans un GDS, un truc qui est lunaire mais qui s’explique très bien techniquement, la commande pour émettre un billet n’est pas la même que pour émettre un service ancillaire. Ce n’est pas le cas en NDC.
Messieurs, vous avez évoqué l’argument financier pour expliquer la latence des GDS sur le développement de NDC, mais vous n’avez pas développé. Cela relève du business model du BT, qui sera le troisième et dernier topic de ce débat. Pour conclure, toujours sur NDC, restons plus prosaïques : la perte de productivité de ce système de distribution pour les TMC, notamment dû au passage du cryptique (GDS) au graphique (NDC)...
TDG : Le graphique, il existe depuis cinq ans chez Amadeus, depuis plus longtemps chez Sabre; quant à Travelport, ils sont nativement graphiques.
CL : Je suis d’accord, ce sont de faux arguments…
> Lire le premier volet de ce débat : Agosticisme vs tech "maison" - Les raisons d'un choix
> Lire le troisième volet de ce débat : Agosticisme vs tech "maison" - Quel business model ?