AGNONISTICISME VS TECH « MAISON » [1/3] – Les raisons d’un choix

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AGNOSTICISME VS TECH

L'un, Tristan Dessain-Gelinet, dirige une TMC française, Travel Planet, avant tout locale. L'autre, Cédric Lefort, est un expert tech 3 étoiles de la globale BCD Travel. Mais la différence qui nous a poussé à les faire se confronter, c'est la stratégie de l'agence pour laquelle ils travaillent : agnosticisme contre tech "maison". Ils ont joué le jeu, échangeant à bâton rompu, sans langue de bois. Dans le premier volet de ce débat passionnant, ils posent les bases de ce qui fonde le choix d'être propriétaire de sa technologie ou de faire appel à des tiers...

Tristan, il y des entreprises très talentueuses dont le métier est de concevoir des logiciels. Pourquoi ne pas leur faire appel ? 

Tristan Dessain-Gelinet (Travel Planet) : Vendre des voyages, c’est, avant même d’arriver à la distribution, se poser la question “Où va-t-on chercher ce qu'il y a à vendre ?” Pendant des années, il y a avait un même accès pour tous les distributeurs au même tuyau avec le même contenu : le GDS avec deux acteurs mondiaux, Sabre et Amadeus. La question de la tech ne se pose alors donc pas puisque il n’y a pas d’accès alternatif, ne serait-ce que réglementairement (par exemple, la SNCF n’a ouvert ses accès à d’autres acteurs que les GDS qu’en septembre 2017).

Dès lors que, à partir de 2015, pour les prémisses NDC avec Lufthansa, les fournisseurs ont décidé de fournir leur contenu à travers d’autres canaux, et que, depuis plus récemment, le tuyau d’origine se vide, il y a une décision à prendre. Soit j’attends que le propriétaire du tuyau le remplisse, soit je fais moi-même la tech pour avoir un tuyau plus rempli parce que ce que mon client attend de moi en tant que distributeur, c’est l’accès à l’intégralité du contenu.

Cédric, est-ce une stratégie de faire appel à des tiers ou est-ce, tout simplement, la solution de facilité ?

Cédric Lefort (BCD Travel) : En fait, je précise une chose : BCD est reconnu sur le marché comme faisant appel à des tiers et c’est vrai. Mais notre stratégie s’articule sur trois axes. D’une part, on investit chaque année une part importante de notre résultat net - ça se chiffre en millions de dollars - au développement de nos propres solutions aussi bien pour le fonctionnement interne que pour nos clients sur des outils de facturation, de contrôle qualité, de reporting mais également dans des outils de réservation en ligne. 

D’autre part, on constate qu'il y a des acteurs qui font des outils très performants sur un marché très dynamique; pourquoi ne pas les utiliser pour augmenter le portefeuille, pour donner plus de flexibilité… ? Pour ce faire, on a créé une marketplace avec des partenaires certifiés proposant des solutions pour faire du recouvrement de TVA, pour accéder à un contenu plus élaboré, pour être plus “verts”, pour faire de la gamification etc. 

Et le troisième axe est basé sur l’échange d’information et à ce titre notre stratégie est de rendre publiques nos API : on donne accès à nos clients et à nos fournisseurs tiers à des données de profil, de réservation, de transaction... Ce qui permet à tous ces acteurs de créer eux-mêmes leurs propres extras et de les intégrer à leur système, soit pour créer des solutions internes, soit pour échanger avec des ERP, des fournisseurs… 

Cette stratégie en 3 axes est guidée par les tendances du marché, parce que que nous demandent nos clients…

La question principale n’est pas “tech maison” ou pas, mais : "Qu’est ce qui a du sens pour un programme voyage ?" Or, on sait qu'il n’y a pas deux programmes voyage similaires, que les tailles des clients sont différentes, et, en tant qu’acteur global, on est confronté aussi aux différences régionales. Donc on peut créer nos propres solutions mais on va avoir des limitations et pour combler ces trous, il y a les acteurs tiers. 

Tristan, le dynamisme du marché des solutions, la variété des PVE… Autant d’arguments qui semblent plaider pour le recours au tiers…

TDG : Les évolutions se comptent en mois. A partir de là, deux solutions : soit on pense qu'il y aura toujours un tiers qui développera la solution dont on a besoin et on se repose sur la créativité des autres. Soit je préfère faire confiance à ma créativité et à ma capacité à délivrer. Les engagements, c'est nous qui les prenons. Si on estime que la bonne tech est disponible et qu’elle est mieux développée par les autres, pourquoi pas. Le problème de la sous-traitance, c'est que le jour où l’autre à un autre intérêt que le nôtre - car c’est un acteur indépendant - comment le contrôler, l'orienter vers ce qu’on veut ? Par exemple, pourquoi un acteur mondial viendrait s’embêter avec notre marché du rail très spécifique, à intégrer un acteur lowcost pour un revenu qui est quasi nul ? Si on veut pouvoir dire à un client "Voilà ce qu'on vous propose sur le train et ce qu'on est en mesure de vous proposer sur les cinq ans à venir", il n'y a pas d’autres possibilités que de produire soi-même. 

Deuxième point : on peut avoir des clients qui ont des demandes différentes, bien sûr, mais fort heureusement les tech qui existent aujourd’hui ont une capacité de paramétrage, d’activation/désactivation énorme… Et que ce soit pour un Indien, un Américain, un Allemand ou un Français, dans le BT, il y a toujours un avion, un hôtel, une location de voiture… 

Cédric, c’est vrai que via un tiers, vous avez un souci de contrôle de ce qui sera délivré et quand…

CL : En tant que TMC globale, si je prends un tiers sur la partie réservation et contenu, je génère suffisamment de volume et j'ai une expérience assez importante avec nos partenaires pour avoir une voix à la table des roadmaps, des développements etc. On leur parle en leur disant tel client veut tel développement, ça génère tel volume : c’est une histoire de ROI.

TDG : C’est intéressant car ce n’est pas du tout notre approche, ce référent ROI, et c’est en partie pour ça qu'on a arrêté de faire appel à des tiers. On peut avoir une demande de client qui n’a pas un ROI qui soit pertinent seul, au départ… Mais dont on estime que, stratégiquement, il faut faire le job car, par exemple, c’est le sens de l’histoire.

CL : Quand on parle de ROI, on parle aussi des tendances du marché !

TDG : J’ai connu ça aussi. On a travaillé avec AETM (le SBT Amadeus, avant Cytric, ndr) - on était leur deuxième client sur la France avec 350.000 dossiers en 2018 et on s’est heurté à ce problème "Il n’y a pas de ROI, on ne fait pas"... Sa propre tech, c'est la maîtrise de sa stratégie. Après, on peut se planter mais c’est notre responsabilité… Quand on a commencé les développements NDC Lufthansa, franchement, tout le monde était sur GDS, on aurait pu attendre…

CL : Ce qui est clé sur ce sujet, c’est le périmètre d’action d’une agence. En tant que TMC historique, notre ADN, c’est le service. On n’a pas pour vocation à devenir des développeurs. Néanmoins, la transformation digitale a fait que notre rôle a changé : on n’est plus une société de service mais une société de services digitaux. Ce qui signifie que la tech, pour nous, c’est un moyen, pas un objectif. L'objectif, c'est améliorer les programmes voyage. Notre valeur ajoutée c’est de trouver le point d'équilibre entre l’humain, la technologie sur des programmes voyage qui sont principalement globaux. Un client global a besoin qu’on réponde à ses besoins partout. J’entends qu’un client local puisse avoir un besoin spécifique sur la SNCF, sur le NDC d’Air France…

TDG : Ou sur celui de American Airlines (AA), ou Singapore, ou Qantas : là on a déjà fait le tour du monde ! 

CL : Eh bien dans le cas où un client dit "Je veux NDC là, là ou là, est-ce une TMC qui, encore une fois, n’est pas une boite de tech, qui a la capacité de tout développer ou est-ce qu'il ne vaut mieux pas s’appuyer sur des tiers dont c’est le métier et qui ont la capacité de s’intégrer à différents outils ? J’insiste : il n’y a pas deux programmes voyage identiques, pas un client qui soit capable d’utiliser un outil en ligne d’une manière globale avec toutes les fonctionnalités, sans limitation… Donc, chez BCD, on va jongler avec différents acteurs sur les resa en ligne, sur les GDS... J’entends que lorsqu’on est propriétaire de sa propre tech on est certainement plus flexible, plus agile et plus rapide. Avec des tiers, ça prend plus de temps, certes, mais ça ouvre aussi des portes, de nouvelles idées, de nouvelles opportunités, avec différents fournisseurs qui se parlent.

Cédric, vous prétendez que l’option “tech maison” n’est pas envisageable pour un acteur global. C’est pourtant bien l’ambition de TravelPerk ou Navan (ex-TripActions)...

CL : C’est leur volonté, oui. Mais dans les faits je ne le vois pas encore. Il y a eu beaucoup de bruit, surtout chez Navan, puis ça s’est tu du jour au lendemain en termes de communication. Je ne les vois pas encore être des concurrents des TMC globales, type GBT, CWT, FCM ou BCD. D’ailleurs, je ne crois pas que ce soit leur stratégie. Ils se positionnent plus midmarket voire PME parce qu’ils répondent à un besoin qui est plutôt limité en termes de périmètre. Avec une certaine agilité à développer, certes. Néanmoins je pense qu’il leur reste à comprendre ce qu’est le voyage d’affaires. La tech ne peut pas tout gérer, tout régler. Donc je ne les considère pas comme une TMC globale. Ca viendra peut-être mais on verra en suivant quelles évolutions car ils vont se heurter aux mêmes problématiques que les historiques. 

> Lire le deuxième volet de ce débat : Agnosticisme vs tech "maison" - L'enjeu NDC

> Lire le troisième volet de ce débat : Agnosticisme vs tech "maison" - Quels business model ?