Président des Entreprises du Voyage (EDV), Jean-Pierre Mas dresse un état des lieux du tourisme en général, du business travel (BT) en particulier. Situation des TMC, fin des "private channels" et non-reconduction de Jean-Baptiste Lemoyne y sont évoquées avec le franc-parler qui le caractérise.
Les compagnies aériennes remboursent au lance-pierre, au mieux, et les TMC doivent gérer les demandes de numéraire de leurs clients. La situation est critique…
Jean-Pierre Mas : Il est clair que le terrorisme économique que pratiquent les compagnies aériennes pose énormément de problèmes aux TMC. D'abord parce qu'il faut traiter les avoirs émis par ces compagnies et c'est très chronophage ; cela implique des coûts qui sont supportés par la TMC, ou qu’elle transfère sur son client qui ne comprend pas qu’on le surcharge pour une prestation qui n'a pas eu lieu. Pour cette raison, c'est donc aussi créateur de tensions. Les clients ne comprennent pas pourquoi la TMC ne fait pas respecter la loi aux compagnies aériennes...
Cette situation n’est-elle pas le révélateur du dysfonctionnement de l’écosystème BT ?
Avant tout de l’aérien. Aujourd’hui, et depuis de très nombreuses années, les compagnies aériennes sont tenues de faire de la cavalerie : elles ont besoin des paiements des billets émis non volés pour fonctionner. Quand le système s'arrête, tout s’écroule : la trésorerie ainsi acquise fond en quelques semaines et les compagnies arrivent rapidement au bord de la faillite. Il est envisageable que cette crise assainisse le monde de l'aérien. Mais c’est loin d’être sûr : il est possible aussi que cet assainissement se fasse au profit de compagnies qui auront été soutenues par leur Etat, alors qu'elles ne sont pas forcément celles qui ont des pratiques vertueuses. En tout cas, en attendant, ce sont les TMC qui supportent les inconséquences du système. C’est un énorme problème. Pour prendre un exemple qui concerne davantage le voyage de loisir mais qui est parlant : quand Aigle Azur a fait faillite, elle a laissé 40 millions d’euros de billets émis non volés, répartis sur un nombre important de clients qui ne peuvent pas faire d’actions de groupe. C’est scandaleux.
L’ordonnance du 25 mars, fruit d’une négociation à laquelle les EDV ont participé activement, rend possible pour les agences de voyage la proposition d’avoirs pour les voyages touristiques annulés durant la crise sanitaire. Cela ne concerne pas les TMC. Le BT ne gagnerait-il pas à avoir une association dédiée pour la défense de ses intérêts propres ?
Effectivement, l’ordonnance ne concerne pratiquement pas les TMC sauf dans le cas de package MICE du type “transport + incentive” par exemple, mais c’est une très faible part de leur activité. Au sein des EDV, il y un conseil du voyage d’affaires qui représente toutes les TMC et qui prend en compte les problématiques qui leur sont propres. Le fait d'avoir différents organes de représentation affaiblit la défense globale du marché. Un interlocuteur fort évite l’atomisation des demandes, renforce l’efficacité du lobbying, permet d’ordonner, de prioriser les différentes revendications. Le contre-exemple, ce sont les compagnies aériennes, représentées par plusieurs organes en France, qui sont incapables de parler d’une seule voix : leur discours est cacophonique.
Qu’en est-il de la fin des “private channels” ?
L’éternité est longue, surtout vers la fin. Après une fin prévue pour le 30 juin, puis le 15 juillet, il a été décidé que le système est maintenu jusqu’à nouvel ordre. Rappelons que les "private channels" étaient par nature une solution transitoire due à la non efficience du NDC d’Air France, et je pense que ce transitoire va durer au moins jusqu’à la fin de l’année. Sur ce dossier, Amadeus et Air France se renvoient la balle : est-ce le NDC Air France qui n’est pas prêt ou est-ce Amadeus qui ne parvient pas à l’intégrer à son GRS ? Peu importe, puisque de toute façon la fin des “private channels” adviendra. Ce sera vers fin 2020, début 2021, je pense, soit avec deux ans de retard par rapport à ce qui était prévu. Une chose est sûre : ce système où les compagnies rémunéraient les GDS qui en reversaient une partie aux TMC pour accroître le trafic a vécu. C’est une révolution de l’écosystème mais qui est en fait enclenché depuis deux ans.
Comment et quand envisagez-vous la reprise du BT ?
Cette crise sera longue. Si on atteint le niveau de 2019 dans le BT, ce ne sera pas avant 2023. Les changements de comportement induits par cette crise sont structurels et vont laisser des traces plus importantes que celles qu'on imagine. Télétravail, visioconférence… On a constaté que durant les deux mois de confinement, les affaires continuaient à tourner grâce à ces outils - dans les secteurs non directement atteints par la crise, bien sûr. On a fait en deux mois plus de progrès en digital que durant ces dernières années et il n’y aura pas de retour en arrière. Cela aura un impact sur le BT. De plus, les craintes des entreprises concernant la reprise du voyage restent extrêmement fortes. Elles commencent à se rassurer sur les risques de contamination dans les avions mais la méfiance dans les destinations ne s’estompe pas.
Quels sont les dossiers chauds pour les EDV ?
Travailler sur le soutien que constitue le chômage partiel pour nos entreprises. A partir du 1er octobre, sa prise en charge par l’Etat sera moindre (jusqu’au 31 mars 2021, ndr). Il faut parler de ça. Et aussi de la remise au travail de collaborateurs qui se seront arrêté de travailler durant six mois. Cela nécessiterait du soutien à la formation. Autre dossier non directement lié à la crise mais que la crise rend plus impérieux encore : le soutien à la digitalisation de notre industrie.
Mais avec qui allez-vous parler de tout ça ? Vous n’avez pas de ministre...
Je le regrette. Durant tous ces mois, Jean-Baptiste Lemoyne a été un interlocuteur de très grande qualité, qui avait très bien compris les problématiques de l’ensemble de l’industrie. Nous avons eu des relations très étroites, même si, parfois, ça a été parfois été un peu rugueux, mais ça, c'est normal. Qu’il n’ait pas été remplacé, c’est aussi la marque que notre secteur n’est pas très visible par les pouvoirs publics. On vit cette situation depuis plusieurs décennies... C'est un peu “le tourisme et le voyage, ça va de soi, ça va tout seul, pas besoin d’un interlocuteur dédié”...
Si Jean-Baptiste Lemoyne n’a pas démérité, sa non-reconduction est motivée par des raisons davantage “politiciennes” ?
Je ne sais pas, je ne suis pas dans la tête du chef de l’Etat. C’est peut-être un règlement de compte par rapport aux municipales de Biarritz... En tout cas, le ministre de l’Agriculture n’a pas été reconduit non plus (en décembre 2019, le ministre du Tourisme Jean-Baptiste Lemoyne et le ministre de l’Agriculture Didier Guillaume décident de se présenter aux municipales de Biarritz sur deux listes concurrentes. Ils retireront leur candidature après un rappel à l’ordre ferme de l’Elysée fin janvier 2020, ndr). En tout cas il nous faut un interlocuteur dédié - ça peut être un ministre, un sous-ministre, un secrétaire d’Etat, un haut-commissaire, peu importe - sinon, ça va être un long chemin de croix : on devra passer du ministère du Travail, à l’Economie, aux Affaires étrangères, aux Transports… Et il nous le faudrait vite, pour qu’en septembre, on puisse aller le voir pour lui dire “L’été est passé, voilà où nous en sommes”.
Et cet été, comment l’envisagez-vous ?
Je suis pessimiste. Si on arrive au quart de notre chiffre d’affaires de l’été 2019, ce sera déjà plutôt une bonne nouvelle. Et la rentrée va être très compliquée.