Peur du changement, manque de connaissance du marché, défauts de rédaction... Les raisons sont diverses, le résultat est le même : la limite de l'appel d'offres, c'est de formel d'en devenir formaliste, voire, une formalité.
Comme le rappelait Tristan Leteurtre, de Mooncard, dans un précédent article de ce dossier, il faut, en matière d'appels d'offres (AO), distinguer la demande de fournitures "simples" des prestations de service complexes. Le voyage fait indéniablement partie de la deuxième catégorie.
Dès lors, ils requièrent, de la part des acheteurs, une bonne connaissance des marchés. Or, regrette Tristan Dessain-Gelinet, de Travel Planet, "Il y a un manque de veille, de curiosité, une certaine paresse". Dans le public, les AO sont souvent un copié-collé des précédents, ce qui implique des réponses qui, elles aussi, mettent à contribution les touches Ctrl+C / Ctrl+V...
Formalisme
Le même d'illustrer son propos d'un exemple caricatural : "J'ai lu dernièrement un appel d'offres public qui demandait en combien de temps on pouvait délivrer la version papier des billets SNCF. Dans le corpo, on ne fait plus ça depuis 2012..."
Le privé laisserait-il davantage de place à l'innovation ? "Le plus souvent, non. Contrairement au public, leurs appels d'offres ne sont pas ouverts et ils ont souvent tendance à choisir les mêmes. Ou alors, ils imposent des certificats ou des fournisseurs qui excluent un grand nombre de nouveaux entrants". Trop souvent, d'après le patron de Travel Planet, les acheteurs disent : "On veut les mêmes mais que ça marche mieux". Un conservatisme qui relèverait une même tendance de méconnaissance du marché ou de crainte du changement.
Christophe Drezet, du cabinet de conseil EPSA (qu'on citera plus longuement dans un prochain article de ce dossier) n'a pas la sévérité des deux Tristan, mais il confirme : "De plus en plus souvent, on passe par du gré à gré. Une entreprise n'est pas tout à fait satisfaite de sa TMC mais ce n'est pas la catastrophe... Pour le renouvellement du contrat, il y a une discussion entre les deux parties pour que des choses soient améliorées". En d'autres termes : on fait l'économie de l'AO. Ce qu'on peut considérer comme un symptôme de l'inefficience des AO tels qu'ils sont trop souvent menés.
"C'est encore moins excusable dans le privé que dans le public, précise Tristan Dessain Gelinet, car dans le privé, ils disposent de vrais Travel managers censés être de très bons connaisseurs du marché. L'organisation propre au service public fait que les acheteurs n'ont pas ce degré de spécialisation. Il n'y a pas assez de renouvellement des acheteurs en France. Et quand des jeunes arrivent, les anciens prennent un malin plaisir à leur expliquer qu'il ne faut rien changer."
Formalité
Comment réagir face à cette prétendue inertie ? "C'est très compliqué car on n'a pas le droit de répondre à une question qu'on ne nous pose pas. Or, trop souvent, les appels d'offres ne se contentent pas de partir des besoins de l'entreprise : par leurs questions, ils orientent les solutions." Effectivement, la phase de réponse à un AO n'est pas le moment de dire : la solution que vous demandez est pas mal, mais vous savez, il y a bien mieux !
Le boss de Mooncard confirme : "Beaucoup de projets en rupture échouent pour cette raison : parce qu'ils sont en rupture." Et il poursuit en pointant un autre signe de ce cercle vicieux : des appels d'offres désavoués parce qu'ils ne remplissent pas le rôle qu'ils devraient jouer. Un peu comme si un médecin dénigrait la pénicilline parce qu'en n'utilisant pas le bon mode d'administration il lui ôtait toute efficacité.
Il dit : "Dans le public notamment, c'est très fréquent de recevoir des AO MC le 20 décembre pour réponse le 15 janvier, ou le 27 juillet pour réponse le 20 août. On a vraiment l'impression que la personne a rempli sa petite formalité juste avant de partir en vacances". Version privée de ces AO au mieux velléitaires : "Quand on n'a qu'une semaine pour répondre, il y a de fortes chances qu'on ait été contacté pour remplir le quorum de postulants imposés par le règlement de l'entreprise. On ne répond même pas." Chez Travel Planet, on confirme : "On sent vraiment que de nombreux AO ont été faits dans l'urgence, parce que le contrat précédent arrive à échéance".
Aboutissement
Sévères, les deux chefs d'entreprise le sont d'autant plus qu'ils croient sincèrement aux vertus des AO quand ils sont élaborés avec un vrai souci d'améliorer le service à une entreprise. Ils en ont d'ailleurs tiré des bénéfices et reconnaissent en chœur que la publicité des AO publics, notamment, crée de vraies opportunités pour de nouveaux acteurs. Le principe de l'AO n'est donc pas remis en cause - loin s'en faut, ce sont donc davantage ceux qui les rédigent ou les organisations qui les portent qui seraient défaillantes.
Pour que la mécanique fonctionne, l'AO doit ressembler à l'aboutissement d'un processus. Tristan Leteurtre : "Dans le gros appel d'offres que nous avons remporté pour le compte de l'Etat français, il y avait eu en amont deux ans de rencontres, de discussions : une phase d'éducation". Tristan Dessain-Gelinet d'approuver l'efficacité de cette façon de faire, et de préciser : "d'éducation réciproque".
Aboutissement, certes, mais aboutissement dynamique. Mooncard : "Deux ans d'éducation au préalable, un appel d'offres émis fin 2019, une notification pour le déploiement de notre solution en juin 2020, et entre les deux, une kyrielle de questions complémentaires".
Un aboutissement, enfin, mais également un point de départ. Tristan Dessain-Gelinet : "Pour EDF Energy (la compagnie britannique de production et de fourniture d'électricité, propriété d'EDF, ndr), alors que nous étions leur choix A, nous avons eu trois mois de calls quotidiens pour confirmation. Et au moment du déploiement de notre offre, on n'a eu aucun problème". Comme le résume le patron de Travel Planet, "ceux qui nous choisissent ne sont pas ceux qui nous subissent". Une manière de dire que l'aspect opérationnel est trop souvent le grand absent des AO.
Défaillances
Il regrette pour cette raison qu'il n'y ait pas de zones géographiques ou de départements d'entreprise pilotes pour le déploiement de nouvelles solutions. Cette façon de faire pourrait encourager à d'avantage d'audace de la part des acheteurs.
Car les acheteurs - reconnaissons-le après tant d'intransigeance à leur encontre - ont une lourde responsabilité : si le déploiement de la nouvelle offre se déroule mal, il n'y a que deux solutions. Soit des pénalités - mais les pénalités ne rendront pas forcément l'offre meilleure. Soit une résiliation - ce qui implique une vacance du service. Deux solutions, aussi mauvaises l'une que l'autre.
C'est la raison pour laquelle de plus en plus d'AO prévoient la sélection d'un fournisseur A et d'un fournisseur B, le deuxième étant censé pallier aux éventuelles défaillances du premier. Une médaille d'argent qui s'avère être, la plupart du temps, médaille en chocolat. "Mais ça, c'est aussi de la responsabilité des fournisseurs qui promettent trop souvent des choses qu'ils ne peuvent pas tenir".
Autre grief que Tristan Dessain-Gelinet adresse aux répondants, et aux TMC en particulier : "Ce manque d'audace et cette faible volonté de transformation, elles arrangent bien un certain nombre d'entre nous". Le formalisme est décidément la chose la mieux partagée au monde.
Les autres articles de ce dossier :
- Une vidéo de Yann Le Goff pour poser les enjeux.
- Faut-it ou non répondre à l'appel ? That is the question.
- Les bonnes pratiques pour répondre à un appel d'offres, où l'expérience de Yann Le Goff, le redchef de DéplacementsPros et acheteur pour un groupe français dans une vie antérieure, est mise à contribution.
- Une interview croisée de deux dirigeants de cabinet nous permettront de conclure sur cet obscur objet du désir qu'est l'appel d'offres. (à paraître)