[Exclu] Des TMC dans le viseur d’Air France

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Trois TMC françaises, au moins, font l'objet de pressions de la part du groupe Air France-KLM concernant les tarifs aériens qu'elles pratiquent. Mise au point long courrier.

Selon nos informations, elles sont trois. Trois TMC dans le viseur d'Air France-KLM. Mais il serait étonnant qu'elles ne soient pas plus nombreuses car si le transporteur ne l'affiche pas, il semblerait qu'une "opération de transparence" soit lancée. Trois TMC dont nous ne citerons pas le nom tant une telle publicité pourrait leur être préjudiciable auprès de leurs clients et prospects.

Nous ne citons pas le nom de ces TMC, donc, mais nous relayons ici le fond de l'affaire tant elle est révélatrice de la situation délicate dans laquelle se trouve le monde de la distribution "travel". 

Nous avons interrogé Henri Hourcade, le directeur France d'Air France-KLM. Et des responsables de TMC françaises - aussi bien celles ayant maille à partir avec le groupe franco-néerlandais, que d'autres. Ils ont tous voulu parler sous couvert d'anonymat - y compris les interlocuteurs les moins "secrets" habituellement. Une volonté de discrétion qui est une information : elle dit la puissance du transporteur national, son incommensurable pouvoir de nuisance. Cet anonymat, il est, en l'occurrence, d'autant moins gênant qu'ils parlent tous d'une même voix, à quelques nuances près.

Qu'a donc Air France à reprocher à ces TMC ?

Premier principe exprimé par Henri Hourcade : "Nous avons des tarifs bilatéraux négociés directement avec les entreprises clientes. Et dans ce cadre, nous sommes neutres vis-à-vis de la distribution : l’entreprise peut changer de TMC, ça n’altèrera pas ces tarifs." Deuxième principe : "Nos clients corpo veulent payer à la compagnie ce qu’ils doivent à la compagnie. Et donc que les frais de service soient distingués". Sous-entendu : imputés à la TMC.

Or, certaines TMC n'opèrent pas cette distinction : au prix du billet d'avion, est intégrée une commission que l'agence s'applique à elle même en rémunération de ses frais de distribution. Ou encore : elles utilisent des outils d'optimisation tarifaire (sur le marché, on peut citer FairFly ou le Margin Manager d'Amadeus), et ne répercutent pas sur le prix au client, ou seulement partiellement, l'économie réalisée grâce auxdits outils.

En elle-même, cette façon de faire n'est pas répréhensible. Air France le reconnaît d'ailleurs volontiers. Mais ce que réclame le transporteur, c'est que le prix du billet d'avion facturé à l'entreprise cliente par la TMC corresponde bien au tarif qu'elle a négocié auprès de ce même client.

A ce stade, la revendication de la compagnie semble juste. On peut s'élever dans les hautes sphères de l'éthique et vanter les vertus de la transparence pour plaider sa cause. Mais rester en rase-motte peut suffire : si les tarifs aériens "chargés" par la TMC sont supérieurs aux tarifs négociés par les clients auprès d'AF, celle-ci se retrouve en porte-à-faux.

Quand on oppose aux TMC ces arguments, leur défense paraît faible. En substance : "les clients ne sont pas prêts à payer cette surcharge". Alors, la messe semble dite. L'exigence du transporteur apparaît comme juste. Quant à l'immaturité de clients inconscients que la distribution a un coût, eh bien, que les agences s'attèlent à un travail de pédagogie ! Fermez le ban.

Sauf que ce n'est pas si simple...

Le péché originel de cette sombre affaire n'est pas, lui, en faveur de la compagnie pavillon : elle est la seule à ne pas proposer de tarifs négociés aux agences. C'est vraiment là que le bât blesse. Avec les autres compagnies, les TMC se rémunèrent de la façon suivante : le tarif négocié obtenu par la TMC pour un trajet X par une compagnie Y est de 100. Si le tarif proposé par les outils de réservation, pour ce même trajet, par cette même compagnie, est de 150, la TMC facturera le billet à son client dans une fourchette de 100 à 150. C'est évidemment sur ce delta de 50 que l'agence puisera sa rémunération.

Et ça marche. "Et la transparence auprès du client ?", pourrait-on objecter. Oui, c'est vrai, c'est opaque, mais il faut accepter cette idée que la distribution n'a pas la transparence des vitriers. Le reproche-t-on à Carrefour ou Leclerc ? En fait oui, alors disons-le autrement : l'exigence de transparence a ses raisons que le commerce ignore.

D'ailleurs, qu'Air France ne s'avise pas de trop porter en étendard son exigence de transparence, son plastron pourrait s'en voir taché. Zone d'ombre totale : les fameux RFA (revenus de fin d'année) consentis par AF (et ses concurrentes) aux TMC. Pour la compagnie française, ils s'échelonnent entre 0,6% des transactions AF réalisées par la TMC (plancher négocié entre la compagnie et les Entreprises du Voyage) et environ 1,5%...

RFA, rien à voir avec l'Allemagne

Ce 1,5% est une forme de Graal. Les exigences d'AF pour faire grimper le taux de ces RFA ne sont pas minces, et parfois, nous semble-t-il, "démesurées", disons-le comme ça. Pas minces : liées au volume, aux parts de marché, notamment. Démesurées : de la data - un PNR auquel est associé un numéro de téléphone, les RFA augmentent; y ajoute-t-on un historique "travel" du voyageur, voici qu'elles augmentent encore...

Mais, quoiqu'il en soit, ce plafond en forme d'asymptote de 1,5% ne correspond qu'à la moitié des RFA obtenus par les TMC auprès des autres compagnies. Ils s'échelonnent en effet, pour les autres compagnies, entre entre 2 et (exceptionnellement) 5%; 3%, donc, le plus souvent. Les agences estiment en général que les frais réels de distribution devraient atteindre les 6 ou 7% de transaction pour une rémunération juste. Comme ces chiffres sont balancés par des juges qui sont également parties, on peut raboter un peu. Mais on est quand même loin du compte, côté d'Air France.

Henri Hourcade a beau nous déclarer “l’essentiel de nos partenaires de la distribution font très bien leur travail, et nous avons besoin d’eux”, la politique commerciale de la compagnie nationale est particulièrement rude vis-à-vis de ses agences compatriotes. A moins que ses concurrentes étrangères ne soient trop généreuses ? Mais ce n'est pas l'hypothèse qu'on retient comme la plus vraisemblable.

Position dominante

La position dominante d'Air France dans ce pays, dont elle porte le nom et où elle est décidément prophète, l'encourage-t-elle à tenir des positions si dures ? "Non", nous dit en substance le même Henri Hourcade, puisque ces conditions sont les mêmes hors les frontières hexagonales (la question fut dûment posée) : pas de tarifs négociés aux agences, seulement aux entreprises... Reste, bien sûr, les dessous, opaques, des deals, notamment les RFA, auxquels, par définition, il est très difficile d'avoir accès.

Cette position dominante ou - pour utiliser une expression dénuée de tout fondement juridique (quoique la précédente le soit, dès lors qu'on n'y ajoute pas le vocable "abus"), la dimension incontournable d'Air France fait qu'elle a les coudées franches quand il s'agit d'imposer ses volontés aux agences. A la question "Alors qu'allez-vous faire ?", l'une des TMC "incriminées", et pas des moindres, nous a répondu : "Que voulez-vous que nous fassions ? On va s'y plier". Sous-entendu : sinon, on ne distribue plus AF, autant changer de boulot.

Cette position dominante qui permet à AF de se faire menaçante, en mode OK Corral. Car c'est un chapitre qu'il serait dommage de ne pas écrire... Comment AF est-elle informée de ces "mark-ups" de certaines TMC ? Henri Hourcade nous répond : "Ce sont nos clients qui nous alertent". C'est vraisemblablement le début des histoires mais il y a une suite : nous savons de source sûre que certaines entreprises clientes sont alertées par AF, au contraire. Voire certains prospects. Henri Hourcade n'a pas confirmé. Ni infirmé. Et l'on comprend qu'un responsable de TMC contacté à ce sujet un vendredi, recontacté à ce même sujet le lundi qui suivait, nous ait répondu : "J'ai passé un mauvais week-end". 

Les TMC visées vont donc se plier aux injonctions du transporteur. La TMC Travel Planet avait décidé, en son temps (en 2018), d'adopter une attitude plus offensive en portant l'affaire devant les tribunaux, elle s'y est cassé les dents. Aujourd'hui, Travel Planet se porte bien mais se porterait encore mieux avec des rapports normalisés avec AF, ce à quoi elle aspire. Quoiqu'il en soit, ce précédent est assez clairement ancré dans l'esprit des dirigeants de TMC.

Volatiles

Pour conclure, revenons au début de cet article. Trois TMC dans le viseur d'Air France. Trois, et sûrement plus. Trois et peut-être, si l'on en croit certains, presque toutes les TMC qui pourraient être ainsi dans la mire du transporteur. Sauf à penser, de façon un peu extravagante, que tous les boss de TMC soient des filous, c'est bien que le mode de rémunération des TMC en général, et vis-à-vis du transporteur national en particulier, est brinquebalant...

N'empêche, à le pratiquer, on peut se présenter en appels d'offres en arguant, de façon fallacieuse, de frais de service réduits aux acquets (et planqués dans le prix des billets)... Dès lors, au manque de transparence à l'égard des clients. Au manque de respect des tarifs négociés par Air France-KLM. S'ajoute une attitude déloyale vis-à-vis des agences concurrentes.

Une précision capitale. Qui dit que les TMC incriminées à notre connaissance, celles qui le sont à notre insu, celles qui devraient l'être selon les critères d'Air France, ne sont pas de fragiles oisillons en attente de la becquée, ni des perdreaux de l'année, encore moins des oies blanches. Tout un bestiaire volatile convoqué pour arriver à cette conclusion : par-delà les plumes qui pourraient se perdre, Air France, es-qualité, plane bien plus haut.