Agnès Viottolo, avocate associée du cabinet Teitgen & Viottolo, nous a accordé une série d’entretiens sur le droit et la mobilité. Quatrième d’une série de six, cette interview porte sur le phénomène du bleisure, en avance, comme il se doit, sur le droit. A quels textes juridiques de référence peut-on se rapporter ?
Le bleisure est une pratique qui se développe. Or, les textes juridiques en la matière n’existent pas…
Agnès Viottolo : Effectivement, dès lors, on essaye de se rattacher à des concepts existants mais on est quand même dans une insécurité juridique totale. On peut donner quelques conseils pour que l’entreprise soit dans la meilleure position en cas de contentieux mais il n’y a ni jurisprudence, ni loi, ni règle sur lesquelles s’appuyer.
Présenter le bleisure comme un phénomène nouveau est une antienne. Mais le salarié qui prolonge son rendez-vous professionnel du vendredi dans un lieu agréable, ou à proximité de connaissances, c’est vieux comme les déplacements pros ! On a du mal à comprendre ce vide juridique…
Je pense que ce phénomène de bleisure est nouveau par le caractère incitatif qu’il comporte, pour des raisons d’attractivité et de rétention des talents voulues par l'entreprise. C’est a minima la possibilité, pour le salarié, de prendre son voyage retour (payé par l’entreprise) le dimanche plutôt que le vendredi. Mais ça peut aller au-delà : par exemple, certaines entreprises multisites ont des politiques qui réservent au salarié un certain nombre de nuitées (payées par l’entreprise) par an, à proximité de ces sites visités pour raison professionnelle, dans le cadre d’une prolongation en séjour “week-end”.
Et à partir de là, la logique devient : “Entreprises, si vous voulez séduire les talents par ce biais, assumez-en les conséquences”...
Oui. Même si le flou juridique existe même sans incitation...
Quelles difficultés cela peut-il induire ?
Il y en a deux. D’abord, la prise en charge des dépenses liées à cette prolongation. Tenons-nous en au trajet retour pris en charge le dimanche soir par l’entreprise. Comment vais-je le traiter fiscalement ? Est-ce un avantage en nature que je vais réintégrer dans l’assiette des cotisations et traiter comme du salaire ? Ou est-ce que ce sont des frais professionnels, par nature exonérés ? Selon moi, on peut raisonnablement les considérer comme des frais professionnels - et il en ira de même pour les éventuelles nuitées d'hôtel. Je fais ici un parallèle avec les séminaires d'entreprise : à partir du moment où il y a un programme de travail, les loisirs qui s’y déroulent, parce que l’avantage de ces derniers n'existe que parce qu’il y a contrainte professionnelle au départ, peuvent être considérés comme des frais professionnels. De même pour mon week-end niçois qui fait suite à un déplacement professionnel à Nice. Je pense que c’est un argument qui peut être convaincant auprès de l’Urssaf.
Et l’autre difficulté survient en cas d’accident durant le week-end "bleisure"…
Oui. On peut ici se référer à la jurisprudence du salarié en mission : dans le cas d’un accident du travail, on ne distingue pas entre les moments travaillés et les moments de vie courante; et pour le séjour “bleisure”, ce serait d’autant plus cohérent s’il donne lieu à frais professionnels. Il y a cette jurisprudence d’un salarié en mission qui a eu un accident en boîte de nuit. Le jugement considère que le salarié ne se serait pas retrouvé en boîte de nuit si la mission professionnelle n’avait pas existé : accident professionnel. Il y a une limite à cette jurisprudence si l’entreprise apporte la preuve que le salarié a totalement interrompu sa mission pour motifs personnels. Mais c’est très difficile : cette boîte de nuit, n’est-ce pas le client qui l’a incité à y aller ?
Et si le salarié décide de prolonger son séjour pro sans en informer l’entreprise ?
Je le répète : on est de toute façon dans des zones grises… Bien sûr, si l’employeur n’est pas au courant, ce sera un argument qu’il fera valoir, et il pourra ajouter que cette non-information est un manquement à l’obligation de loyauté du salarié, pour arguer d’une non qualification en accident du travail. Mais la partie ne sera pas gagnée pour autant si on considère le caractère très extensif des prises en charge au titre d’accident du travail, notamment en se fondant sur la jurisprudence du salarié en mission. Donc même dans ce cas, le risque pour l’entreprise me paraît important.
On a a priori plus de risques d’accident lors d’un week-end que lors d’un rendez-vous client. La responsabilité de l’entreprise est donc très grande !
D’où l’importance de bien clarifier dans des accords d'entreprise ou, à défaut, dans les politiques de mobilité que, durant les jours de prolongation en villégiature, le salarié est complètement soustrait aux liens de subordination, libre de ses mouvements, que c’est une interruption de sa mission. Il faut absolument l’écrire.
Les autres articles de la série "La mobilité face au droit" (MFD) :
> MFD (1/6) - Contrôler le travail effectif des salariés en déplacement, ça va changer radicalement
> MFD (2/6) - Travailler dans le TGV, est-ce travailler ?
> MFD (3/6) - La mobilité, c'est tous les ans qu'il faut en parler en entreprise