Programmes fidélité aériens [1/2] : pourquoi les compagnies s’accommodent-elles de la baisse de leur pouvoir incitatif ?

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Programmes fidélité aériens [1/2] : pourquoi les compagnies s'accommodent-elles de la baisse de leur pouvoir incitatif ?

Les miles et les points n'ont plus la côte, c'est ce qui ressort d'une étude de McKinsey : les membres de programmes de fidélité sont de plus en plus infidèles. Et pourtant les compagnies s'en satisfont. Pourquoi ?

Une étude McKinsey révélait la semaine dernière la désaffection dont souffrent les programmes de fidélité aériens, tels qu’ils existent. Désaffection de la part des clients, mais pas de la part des compagnies. C’est ce paradoxe qu’on se propose d’examiner : pourquoi les transporteurs s’enferrent-ils dans des programmes dont ils constatent le moindre attrait ?

Des programmes qui modifient de moins en moins le comportement des voyageurs

D’abord constatons l’étendue des dégâts en s’appuyant sur les données de l’étude déjà citée : alors qu’en 2021, 18% des membres d’un programme de fidélité aérien était prêt à le recommander à un tiers, ils ne sont plus que 12% à être susceptibles de le faire en 2023. Chute d’autant plus remarquable que dans le même temps, le nombre de ces passagers “fidélisés” susceptibles de recommander la compagnie associée augmente (de 0 à 2%). C’est donc bel et bien le programme lui-même qui n’apporte pas satisfaction.

Autre statistique signifiante, toujours selon McKinsey : en 2017, 43% des membres d’un programme de fidélité aérien déclaraient choisir la compagnie associée. Et ils étaient 32% à considérer que ce programme augmentait la fréquence de leurs dépenses auprès de celle-ci. En 2021 et en 2023, ils n’étaient plus que 40% puis 38% pour le choix de la compagnie; 29% puis 17% pour la fréquence des dépenses.

La désaffection des programmes de fidélité s’est accélérée ces dernières années et, reconnaissons-le, ne relève pas que d’un défaut de conception ou d’adaptation à de nouveaux comportements. Dans les chiffres peu flatteurs donnés plus haut, en ce qui concerne les années 2021 et 2023, la crise pandémique a altéré la satisfaction des affiliés.

Le Covid a fait mal

Voici comment… Lorsque les voyages ont été interrompus en raison de la pandémie de Covid-19, de nombreuses compagnies ont logiquement “gelé” les niveaux de statut des membres du programme de fidélité. Puis, alors que le retour des voyageurs se faisait attendre, les règles des programmes ont été modifiées pour rendre les niveaux de statut beaucoup plus faciles à atteindre et à maintenir. 

Mais lorsque ce que certains appellent la “travel revenge” s’est enclenchée, elle fut immanquablement marquée par une augmentation des échanges de miles, et par une surpopulation des statuts élevés (en témoignent, par exemple, les files d'attente devant les portes des salons d'aéroport). Certaines grandes compagnies ont alors réajusté ces règles précédemment assouplies : fin des extensions de statut accordées pendant la pandémie, dévalorisation des miles, plaçant la barre plus haut pour les échanger contre des vols gratuits.

Résultat : de mesures de bon sens prises au départ, on a abouti à une frustration et un mécontentement généralisés des clients. Mais le Covid a bon dos : le mal est plus profond. Ces programmes mériteraient un sérieux update pour correspondre à une nouvelle demande. Nous le verrons dans un article à suivre sur ce sujet. 

Mais pour l’heure, contentons-nous de nous poser la question du maintien de ces programmes de fidélisation “au miles” alors qu’enquête après enquête, on observe une baisse constante de leur pouvoir incitatif.

Les programmes de fidélisation sont-ils autre chose que des centres de profit ?

C’est dans les années 1970 ou 1980, selon les régions du monde, qu’on trouve les prémisses de ce qui s’apparente à un dévoiement de la fonction de ces programmes. Dans ces décennies d’intense démocratisation de l’aérien, les compagnies se sont mises à vendre des points de fidélité en gros à des partenaires sans rapport aucun avec le transport aérien.

Aux banques, notamment, qui, à leur tour, offraient des miles à leurs clients titulaires de cartes de crédit en récompense de leurs dépenses. Le système s’avérant particulièrement juteux pour les compagnies, le phénomène n’est allé qu’en s’accélérant : en 2019, selon le média Skift, le programme de fidélité MileagePlus de United a vendu pour 3,8 milliards de dollars de miles à des tiers, qui représentaient 12% du chiffre d'affaires total de la compagnie aérienne pour cette année-là. 

Ces revenus-là sont devenus des revenus annexes (ou ancillaires) comme les autres. Ou pas tout à fait comme les autres : ils représenteraient à eux seuls 50% des revenus ancillaires des compagnies. Or, ceux-ci, d’après la référence que constitue le Airline ancillary revenue Report 2023 du cabinet IdeaWorksCompany, s’élèvent cette année à 118 milliards de dollars. Soit environ 60 milliards de dollars...

Et la tendance ne se dément pas : d’après le même rapport, les 15 compagnies les plus en pointe dans ce business (AA, LATAM, Qantas, United, la brésilienne GOL…) ont augmenté les revenus afférents de 41% entre 2022 et 2023.

Paradoxe

Ces cartes bancaires cobrandées avec une compagnie aérienne n’ayant été légalisées que tardivement en Europe (2007 pour la France), les compagnies du Vieux continent font figure de débutantes en la matière… Mais le phénomène se développe et les chiffres ne sont plus anodins depuis bien longtemps. Dans un article des Echos de 2019, on estimait à 800 M€ le montant des recettes générées en 2018 par le programme de fidélité du groupe Lufthansa, sur un total de 2,6 milliards d'euros de recettes annexes. Quant à Air France-KLM, les ventes de miles « Flying Blue » lui auraient rapporté environ 470 M€ durant la même année.

Mais pourquoi donc se priver d’une telle manne qui a désormais son propre registre comptable, à peine perturbé par le contexte économique, géopolitique et sanitaire ? Et pourquoi, donc, changer ce système de “miles” s’il paraît tant plaire aux clients des… banques ! Pourquoi ? C’est ce que nous verrons dans un article à paraître prochainement… 

Mais finissons par ce savoureux paradoxe… D’après l’étude McKinsey dont il fut fait référence plus haut, la probabilité qu'un client recommande à un ami ou à un collègue certaines des principales banques proposant des initiatives de fidélisation par des offres “voyage” est bien plus élevée que la probabilité qu'un client affilié à une compagnie la recommande. Cherchez l’erreur.