Tribune – PARTIR (en voyage d’affaires) ou RESTER (soi-même)

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Tribune - PARTIR (en voyage d’affaires) ou RESTER (soi-même)

Spécialiste du Travel Risk Management, Laurent Bouly est directeur du Marketing et de l’Innovation de Scutum Security First, entreprise française de sûreté internationale. Il parle ici de l'art délicat de la gestion du voyage d'affaires à l’époque des fiertés généralisées et des appartenances tonitruantes.

C’est toujours une fête. On fait sa valise avec des images dans la tête, on sait qu’on reviendra fourbu, mais grandi. Le voyage professionnel à l’étranger reste un privilège, renouvelé par la récente levée de la plupart des interdictions sanitaires. Côté employeur, c’est souvent moins festif. On a tendance à anticiper le naufrage, là où le candidat au voyage ne voit que l’appel du large.

L’attention est surtout portée sur la destination. Et le directeur sûreté précautionneux de mesurer, au Congo, l'avancée des rebelles des Forces démocratiques alliées, au Pakistan, les conséquences de la destitution du Premier Ministre ou en Argentine, la montée des protestations sociales... L’objectif : prévenir son Travel Manager de l’étendue précise des menaces et prendre ensemble des mesures préventives ou conservatoires.

ISO 31030

Mais tout cela fleure bon le passé. À l’époque des fiertés généralisées, des appartenances tonitruantes et des égotismes exacerbés, le nouveau défi du Travel Risk Management n’est pas localisé à l’arrivée, mais au départ. Le temps des analyses géopolitiques fait place au profilage des voyageurs. Le devoir de prévention de l’employeur doit le conduire à tenir compte de ce qui jusque-là était dissimulé et qui est aujourd’hui fièrement arboré : l’orientation sexuelle, les croyances religieuses, les opinions politiques, l’usage de son corps.

Un effet de mode ? Pas seulement. La gestion des risques liés aux voyages obéit à des règles, récemment recensées dans une norme pleine d’enseignements, utiles pour toute entreprise qui envoie des collaborateurs à l’étranger : l'ISO 31030. Elle met l’accent sur la prise en compte du profil du voyageur. Le paragraphe 6.1, par exemple, consacré à l'appréciation des risques liés au voyage, rappelle que “les menaces pour la sûreté pendant les voyages peuvent inclure un comportement agressif ou négatif lié au profil personnel du voyageur.” Le paragraphe 6.4 envisage, parmi d'autres critères, la possibilité “d’ajuster le nombre/profil des personnes qui voyagent afin de limiter l’exposition au risque”.

Aspirine

Qui sait, en effet, si le tatouage tribal arboré fièrement par le voyageur ne va pas irriter l'autochtone ? Si un patronyme aux consonances russophones ne va pas susciter des vendettas ou si une allure altière et une plastique parfaite ne vont pas être vues comme autant de provocations ? Dissimuler ces traits caractéristiques, faire profil bas, faire preuve d’intelligence interculturelle ? Voilà, pour certains, une solution inacceptable quand l’accessoire est devenu essentiel, quand le culturel est devenu identitaire. Je ne cacherai pas ce sein, vous saurez le voir !

Pour l’employeur, les maux de tête sont assurés : doit-il priver des collaborateurs d’un voyage professionnel au motif que leur personnalité, dont ils sont souvent si fiers, leur fait courir un risque ? Doit-il ne rien dire, ne rien faire et croiser les doigts pour que l’exubérance que l’on n’aura pas osé tempérer ici ne cause aucun dommage là-bas ?

Doit-on, enfin, demander explicitement aux intéressés d’en rabattre, au risque de heurter leur sensibilité et de se voir poursuivi pour discrimination ? Dans d'autres contextes que celui du voyage d'affaires, la Cour de Cassation a déjà été amenée à reconnaître des discriminations aussi variées que la discrimination liée au sexe du salarié, à son âge, à son origine et à sa santé. Quatre facteurs qui, justement, pourraient être interprétés comme des facteurs de risque par un employeur scrupuleux avant un voyage dans des contrées éloignées…

Ultra modernité

Pourtant, le monde de la gestion des risques liés aux voyages est pavé de jurisprudences bien connues des spécialistes. Toutes vont dans le sens de la protection des salariés et condamnent avec plus ou moins de fermeté l’employeur pour sa négligence, son défaut de prévention ou son manque d’organisation. Alors l’employeur apprend vite; il redouble de prudence pour ses employés et donc pour lui-même, met en place des procédures qui peuvent conduire à écarter implicitement des profils à risque.

La tectonique des plaques juridiques voit ainsi s’affronter à bas bruit le principe de précaution, l’obligation de résultat de sûreté et le principe de non-discrimination. Gageons que le prochain séisme issu de cet affrontement ultra moderne aura lieu dans un tribunal : il opposera un employé resté à quai qui reprochera à son employeur d’avoir voulu lui sauver la vie.