Jean-Louis Baroux est un acteur reconnu du monde des compagnies aériennes. Créateur du World Air Transport Forum et de l’APG, il s'interroge, dans cet(te tribune, sur les raisons de l'appétit des grosses compagnies pour leurs concurrentes et surtout sur la pertinence d'une telle stratégie.
Qui va manger qui ? Quel est l’intérêt pour un transporteur d’en avaler un autre ? La question doit se poser à nombre de dirigeants si on en croit les velléités de rapprochement que l’on voit fleurir à longueur de journée. Air France/KLM veut mettre la main sur TAP Air Portugal, Lufthansa souhaite avaler ITA le transporteur successeur d’Alitalia, Air India et Vistara ont des idées de fusion, Spirit Airlines aux USA veut se mettre en ménage avec Jet Blue. Bref, sur tous les continents, on voit une boulimie de fusions, rachats ou simples rapprochements entre les transporteurs aériens.
Ce comportement n’est pas nouveau. Le transport aérien moderne s’est construit à coups de rapprochements successifs. British Airways est le fruit de la fusion entre British Caledonian et BOAC, Air France a été construite par la fusion de plusieurs petits transporteurs régionaux dès 1936 avant d’absorber UTA et Air Inter au début des années 1990, les trois grands opérateurs américains Delta Air Lines, United Airlines et American Airlines sont le résultat d’une multitude de fusions absorptions, Lan Chile et TAM en Amérique Latine se sont réunies pour former LAM, pour ne citer que quelques exemples. Mais est-ce que tous ces rapprochements ont été couronnés de succès ? Et, question subsidiaire, sont-ils profitables ?
Si on regarde la situation américaine, ces questions méritent d’être posées. Après avoir absorbé nombre de leurs concurrents potentiels, on aurait pu penser que les trois géants des Etats Unis auraient connu une ère de prospérité. Il n’en a rien été. Les trois ont été obligés de recourir à la procédure du Chapter 11 pour éviter la faillite. Ils ont été conduits à dégraisser massivement le nombre de leurs salariés avant de retrouver une santé enviable. British Airways a connu une passe très difficile avant de se rapprocher d’Iberia. Le rachat de KLM par Air France n’a pas apporté tous les avantages espérés.
Au fond on peut se demander pourquoi la stratégie de certaines compagnies les conduit à vouloir en manger d’autres. Il y a bien entendu le mirage de l’achat de parts de marché et celui des synergies dont on attend de substantielles économies. C’est ainsi, par exemple, que Lufthansa fait de louables efforts pour racheter ITA afin de mettre la main sur le juteux marché italien. C’est pourquoi en d’autres temps Air France a absorbé Air Inter qui contrôlait le marché domestique français et UTA qui détenait d’intéressants droits de trafic en Afrique et en Asie/Océanie.
Le gros mange le petit
Ainsi les compagnies de taille moyenne mais qui desservent des niches jugées intéressantes, deviennent le terrain de chasse des plus gros transporteurs dont le seul objectif est d’empêcher leurs plus proches concurrents de mettre la main sur des marchés intéressants. Beaucoup de rapprochements n’ont été guidés que par une stratégie défensive. TAP Air Portugal est un opérateur significatif des liaisons entre l’Europe et l’Amérique Latine et, pour Lufthansa, racheter ITA empêcherait Air France/KLM de profiter de l’important marché transatlantique entre les USA et l’Italie.
Mais il n’y a pas que des avantages. Les espérances liées aux synergies sont très souvent déçues. Bien entendu, au début des rapprochements la réorganisation des réseaux est un facteur important pour amener un surcroit de chiffre d’affaires avec les mêmes flottes. Nul doute que le résultat soit très positif. Mais les difficultés viennent rapidement. Elles proviennent essentiellement des différences de cultures et des réticences que les employés des compagnies absorbées mettent à s’aligner sur les cultures de leurs nouveaux dirigeants.
C’est ainsi qu’en son temps, Air France qui, pourtant, avait réussi un vrai processus de fusion avec Alitalia, n’a jamais pu imposer l’unification des systèmes informatiques, chacun voulant garder une part de son autonomie. La prise de décision est également largement ralentie par la nécessité à convaincre chacune des parties d'adopter des stratégies uniques, valables pour les deux. La perte d’énergie passée en réunions, comptes rendus et coordination entre les équipes est considérable.
Les consolidations ne sont donc pas la panacée, d’autant qu’arriver à un certain niveau, les gouvernements mettent leur grain de sel s’ils craignent une perte d’indépendance de leurs transporteurs nationaux et la construction de monopoles sur certaines lignes alors que la concurrence est devenue le sacro-saint principe de gestion capitalistique.
Pour finir, il n’est pas besoin de racheter une compagnie pour trouver des possibilités de coordination plus souples mais tout aussi efficaces. Les Joint-Ventures sont là pour prouver leur efficacité tout en conservant la personnalité de chaque transporteur. Mais quoi que l’on puisse en penser la loi du plus fort n’est pas près de s’arrêter, et c’est bien dommage.