Programmes fidélité aériens [2/2] : ringardisation, dévoiement et cercle vicieux à l’horizon

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Programmes fidélité aériens [2/2] : ringardisation, dévoiement et cercle vicieux à l'horizon

Les programmes de fidélité aériens sont de moins en moins incitatifs. Les compagnies s'en accommodent car ils sont pourvoyeurs de revenus importants malgré tout. Jusqu'à quand ?

Dans le premier volet de cet article, nous avions fait état de la dévalorisation du caractère incitatif des programmes de fidélité aériens, enquête McKinsey à l’appui (qui en confirmait d’autres). Nous y abordions aussi la juteuse vente de miles par les compagnies à des partenaires (bancaires, notamment) qui expliquait sans doute que celles-ci se satisfassent de la situation.

> Lire aussi : Programmes fidélité aérien [1/2] : pourquoi les compagnies s'accommodent-elles de la baisse de leur pouvoir incitatif ?

Pourtant, les compagnies auraient tout intérêt à revoir leur copie “fidélisation”. En effet, selon l’enquête McKinsey déjà citée, les générations Y et Z considèrent environ 1,7 fois plus de marques (de compagnies aériennes, en l'occurrence) que leurs aïeuls et effectuent des transactions avec environ 1,3 fois plus d’entre elles. L’enjeu n’en est que plus grand.

Deux menaces pèsent sur ce “miles system” : la ringardisation et les effets pervers de ce business des ventes de miles en gros.

Ringardisation

Voyager plus pour voyager plus ? Ringard.

On est entré dans l’ère de la sobriété et c’est comme si les compagnies aériennes étaient restées dans les glorieuses années du consumérisme à tout crin. On peut bien truffer son discours de références à l’éco-pilotage ou au SAF (sustainable aviation fuel), le système du "miles" est une invitation à prendre davantage l’avion. Une aberration pour une partie croissante de la population que ce “earn and burn”.

Le statut ? Ringard.

Voyager beaucoup, et en premier lieu pour raisons professionnelles, a pu, en son temps, procéder d’un marqueur social, conférer un certain prestige. Aujourd’hui, dans une organisation du travail qui fonctionne davantage en équipe autour d’un projet plutôt que verticalement, la pyramide des hiérarchies s’est aplatie et les dernières générations sont davantage intéressées par le sens de leur travail que par les avantages reliés à leur fonction. Or, les programmes de fidélité aériens fonctionnent aussi sur le statut. Mais ces temps-là sont révolus : un gamin qui sort de HEC, de l'X ou de Sciences Po en 2023 n’a plus forcément pour but d’intégrer le Club 2000 d’Air France.

> Lire aussi : Le business traveler a-t-il toujours la classe ?

La promo plutôt que l’expérience ? Ringard.

Avec ce système de miles, on est en plein dans la promo à la papa du type “4 achetés, 1 offert”. Or, toutes les études montrent que la personnalisation et un accès exclusif à des événements ou des offres sont, aujourd'hui, les avantages qui fonctionnent le mieux en termes de fidélisation. En un mot (certes souvent galvaudé) : l’expérience. D’ailleurs, Ennismore (dans un univers hôtelier loin d’être à la pointe de l’inventivité en la matière, lui aussi) vient de refondre son programme. Ses références affichées : certaines marques d’articles de sport qui invitent à des événements, réservent la primauté voire la quasi exclusivité de certains produits. L’objectif : tisser des liens forts avec les clients et maximiser ainsi la valeur de chacun d'entre eux pour la marque, et réciproquement. Bref, bien loin de la réclame de supermarché.

Dévoiement

Dans le premier volet de cet article, nous avons souligné combien les programmes de fidélité de l’aérien ont été détournés de leur finalité. Plutôt que des outils destinés à influencer le comportement des clients ou à améliorer leur expérience, ils sont devenus de puissants générateurs de revenus.

Les clients les plus importants des programmes ne sont pas des voyageurs individuels : ce sont des sociétés émettrices de cartes de crédit. Et ces transactions BtoB impliquent généralement des contrats à long terme qui garantissent des ventes des années à l'avance. Une compagnie peut même émettre unilatéralement davantage de points de programme de fidélité (de "miles") destinés à des tiers à tout moment, ainsi qu'augmenter les niveaux d'échange de vols si les marges deviennent moins favorables. Heaven !

Alors, après tout, et considérant qu’on veut bien être ringard pour gagner plus d’argent, pourquoi changer ?

Eh bien, parce les compagnies aériennes ont créé des monstres : les banques, qui se contentaient autrefois de proposer des cartes de crédit “cobrandées” avec des transporteurs partenaires, lancent désormais leurs propres écosystèmes de récompenses de voyage et les plateformes de réservation sous leur propre marque qui vont avec ! 

Dès lors, les voyageurs pourraient se demander pourquoi ils devraient mettre tous leurs œufs de fidélité dans la même compagnie “panier”, alors qu’une banque pourrait offrir un échange de récompenses plus flexible et, éventuellement, une meilleure expérience utilisateur.

Cercle vicieux 

Si les compagnies s’enferrent dans leur attentisme sur leurs dispositifs de fidélisation, et si - pourquoi en serait-il autrement ? - la tendance à les trouver moins attractifs se confirme et s’amplifie, l’horizon pourrait s’assombrir, voire : se courber, pour prendre la forme d’un cercle vicieux.

En effet, constatant l’inefficacité des programmes de fidélité à influencer le comportement de leurs clients, les compagnies aériennes pourraient être tentées de réduire les budgets afférents. Des budgets plus faibles entraîneraient une réduction des avantages du programme, et des avantages moins attrayants amèneraient les clients à percevoir l'affiliation au programme comme ayant moins de valeur.

Les thuriféraires du libéralisme économique considèrent qu’une concurrence de haute intensité - ce qui est le cas du secteur aérien - est de nature à encourager l’innovation ou, du moins, l’inventivité, pour se démarquer de ses compétiteurs. Il semblerait que ce ne soit pas le cas dans tous les domaines. Car enfin, dans cette histoire, si personne ne bouge, c’est bien parce que personne ne bouge.

[Lire le premier volet de cet article]