Appels d'offres (5/5) - Du côté des acheteurs...

Dans un article précédent, des fournisseurs nous ont fait part de leurs doutes quant à la connaissance du marché du voyage de certains acheteurs, qui rejaillit sur l’efficience de leurs appels d’offres (AO). D’une certaines façons, l’existence de vos cabinets valide cette analyse…

Christophe Drezet
Christophe Drezet, du cabinet EPSA.

Christophe Drezet : Quand on parle de fournisseurs de voyages aériens, par exemple, c’est assez simple. Mais quand on parle de solution de Travel & expense ou de réservation, le domaine du voyage est complexe et foisonnant. Notre cabinet réalise une cinquantaine d’appels d’offres par an quand un acheteur d’un grand groupe n’en fera qu’un tous les 3 ou 5 ans. On ne peut pas leur demander d’avoir l’expertise la plus actualisée sur l’offre, c’est impossible. Notre valeur ajoutée consiste notamment à informer les entreprise sur ce qui se cache derrière les offres commerciales. 

Antoine Briand, du cabinet A&A.

Antoine Briand : Ca peut aussi être une fausse impression car il ne faut pas oublier que quand ils lancent un appel d’offres, les acheteurs ont à répondre à un certain nombre de contraintes internes à l’entreprise et sans rapport direct avec les besoins auxquels ils cherchent des réponses. Par exemple, dans mon passé d’acheteur, quand je me suis occupé de la refonte du voyage et du déplacement pour la MGEN – un budget à 10 millions par an, je devais faire avec une contrainte forte : garder la même agence de voyage, une petite TMC locale, avec qui la mutuelle avait des liens anciens et forts.

A vous entendre, les acheteurs ne seraient que des courroies de transmission de contraintes qui s’imposent à eux. Ils n’auraient donc aucune responsabilité dans la rédaction d’AO par trop excluants ?

A.B. : Ce qui est sûr, c’est que l’acheteur récupère un cahier des charges qui a déjà été écrit par une direction métier, une DRH qui, dans le domaine du voyage, a un rôle moteur, une direction financière, une direction des opérations éventuellement et, aussi, souvent, des services généraux. Mais ce n’est pas figé, il doit y avoir une discussion entre l’acheteur et ces services. Dans le meilleur des cas, il y a un Travel manager comme interlocuteur. Quand ce n’est pas le cas, l’acheteur doit avoir la liberté d’interroger des grands voyageurs, des key users… De plus, il doit savoir comment traduire dans l’AO les besoins et les contraintes en termes fonctionnels plutôt que techniques pour laisser la porte ouverte à un panel plus large de solutions. Pour reprendre le cas de la MGEN qui en était encore à la gestion papier des notes de frais, avec cette TMC imposée, j’ai dit en tant qu’acheteur : “OK, on garde la même TMC – alors que la bonne pratique aurait été de tout remettre à plat – mais il faut quand même qu’on digitalise la gestion des voyages et déplacements« . On m’a alors donné la main sur les éditeurs d’outils – j’ai encapsulé un AO spécifique “OBT”… La TMC historique a été conservée et on l’a fait monter en puissance sur ces outils.

C.D. : On peut faire appel à notre cabinet à différentes phases de l’AO. Souvent, c’est pendant – je veux dire : l’AO a été émis et on nous dit “Ca patine, je pense que j’ai mal défini mon besoin, de façon trop légère ou au contraire trop détaillée”. On doit alors redresser la barre et on le fait, mais l’idéal est bien sûr d’être consulté avant l’émission de l’AO car c’est effectivement une phase essentielle. L’établissement du diagnostic et la mise en place d’un plan d’action sont des éléments essentiels qui doivent précéder et guider la rédaction de l’AO en évitant les “surspécifications” inutiles.

Il y a l’amont de l’AO mais aussi sa suite : le déploiement de l’offre. Est-ce là aussi le rôle de l’acheteur ?

C.D. :  L’acheteur est là depuis le début du processus, il est bien sûr le mieux à même de s’assurer du bon déploiement, de la bonne implémentation de la solution.

A.B. : Il ne faut pas que l’acheteur disparaisse à la signature du contrat : il doit mener les comités de pilotage dans le temps avec le fournisseur retenu, en réajustant la prestation. Un fournisseur est choisi pour 3 ou 5 ans; c’est impossible que l’entreprise cliente ne change pas durant ce laps de temps. Autre écueil qu’un bon suivi contourne : la prestation se passe plutôt bien, on oublie les indicateurs de performance mis en place au début, et ça se délite jusqu’au clash. On ne donne les clés du camion au fournisseur et c’est parti pour 5 ans… Un contrat est là pour vivre.

Cette description très partenariale de l’acheteur est bien éloignée du cost-killer auquel on associe parfois la profession…

C.D. : Le cost killing, je n’y crois pas du tout. Dans le voyage, en particulier, ça fait 10 ou 15 ans qu’on fait des économies. On arrive à une limite. La crise sanitaire renforce cette conviction pour au moins deux raisons. D’abord, la priorité ne va pas être au prix mais au rétablissement de la confiance des voyageurs avec en enjeu premier la sécurité sanitaire. Ensuite, certes, les budgets vont être serrés mais comme je crois à un recentrage sur les voyages à valeur ajoutée, il va y avoir une baisse en volume qui engendrera des économies de manière naturelle.

A.B. : Je souscris totalement à cette analyse. De plus, on peut faire la meilleure négo du monde, si une boite impose à son acheteur de prendre 4.000 BMW alors que 3.000 Megane auraient été plus adaptées, où est l’économie ? L’économie, elle aurait dû se faire en amont, pas lors de la négo, et on en revient à l’importance du diagnostic des besoins. La philosophie “le client est roi” est dépassée, les meilleurs partenariats se font sur la base d’un contrat équilibré, avec des fournisseurs qui font leurs marges et avec un suivi dans le temps. Certes, certains cabinets se rémunèrent uniquement sur le success fee (une rémunération au pro rata des économies réalisées, ndr) mais comment peut-on être objectif sur le mieux disant en termes de service dans ces conditions ? Les entreprises qui y ont recours sont immatures en termes d’achat, elles ne prennent pas en compte l’optimisation globale. D’ailleurs, la plupart des acheteurs ne s’y trompent pas : dans un AO, le premier critère est technique et/ou fonctionnel. Le prix ne représente que de 20 à 40 % de l’évaluation.

Le voyage et le déplacement professionnels sont-ils un achat comme les autres ?

A.A. : Non et ce n’est pas pour rien que, comme je le disais, la DRH a un rôle moteur dans la mise en place du cahier des charges. On entend souvent en des termes plus ou moins choisis : “On ne peut pas foutre le bordel en chamboulant la politique voyage”.

C.D. : Je suis d’accord et c’est la raison pour laquelle, parfois, la recommandation concernant le fournisseur est sur le bureau des décisionnaires mais personne ne veut valider en interne. Quand on intervient chez un client c’est qu’il y a des insatisfactions fortes, ils ont conscience que le sujet voyage peut être explosif, ils ont donc peur de valider un nouveau prestataire qui pourrait être encore plus catastrophique que le catastrophique… En conséquence, dans le privé, les prolongation de contrat de gré à gré avec le fournisseur en place depuis 5 ou 10 ans a vraiment le vent en poupe. On se dit : “C’est pas le nirvana mais ça marche, les voyageurs ne sont pas vent debout contre l’agence, par exemple, elle répond bien au téléphone, l’outil de réservation n’est pas trop indisponible, ne raconte pas trop de conneries… Plutôt que de me lancer dans un processus de 6 à 12 mois en prenant un gros risque… Faites moi une proposition financière et d’amélioration opérationnelle et et on prolonge si on trouve un terrain d’entente« .

Pas terrible pour renouveler les fournisseurs et donner leur chance à de nouveaux entrants…

C.D. : Je ne peux pas dire le contraire. Mais les nouveaux entrants, souvent des startups, ont aussi leur part de responsabilité. Ils se disent agiles mais un grand nombre d’entre eux ne comprennent pas la logique du cahier des charges. Ils ont une vision très techno, bien plus que “prestataires de service”, et privilégient une relation contractuelle en direct, en dehors des canaux traditionnels des AO. Ils ont du mal à rentrer dans cette logique de compétition qu’ils considèrent souvent comme une procédure appartenant au vieux monde.

Pourtant la complexification de l’offre, due notamment au progrès technologique, devrait justifier d’autant plus la pertinence de l’AO…

A.B. : Oui mais peut-être les pratiques devraient-elles se renouveler en mettant au cœur le dialogue, la relation. La soutenance orale, par exemple, me semble essentielle pour humaniser le processus. Or, plus d’une fois sur deux, elle n’a pas cours. C’est d’autant plus frustrant dans le cas d’AO public où le contact avec l’acheteur est prohibé. Pour revenir à la crise sanitaire actuelle, je souhaite vraiment qu’elle ait comme conséquence positive que la proximité et la relation soient remises au centre des préoccupations. Y compris dans l’AO.