Tribune Julien Etchanchu (Advito) – RSE : la mauvaise blague de la compensation

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Tribune Julien Etchanchu (Advito) - RSE : la mauvaise blague de la compensation
(Ph. Todd Quackenbush/Unsplash)

A la suite d'une enquête au vitriol, publiée dans The Guardian, Julien Etchanchu, du cabinet Advito, revient sur la notion fort discutable de "compensation" CO2, pour lui préférer celle de "contribution". Une tribune éclairante, notamment pour le monde du travel, grosse consommatrice d'effets d'annonce à ce sujet...

"Votre vol neutre en carbone", "émissions intégralement compensées", "entreprise neutre en carbone depuis 2005", - autant de termes qui fleurissent allègrement dans l’industrie du voyage depuis une décennie environ. Bien sûr, quiconque y réfléchissait un peu sérieusement sentait bien qu’un loup rôdait dans les parages. De même, le plein d’essence "neutre en carbone" avait de quoi faire lever quelques sourcils. Mais jusqu’ici, peu d’études de grande ampleur s’étaient intéressées à ce phénomène de compensation carbone.

Aucun impact

C’est désormais chose faite, puisque le très sérieux The Guardian, en association avec les non moins sérieux Die Zeit et Source Material, vient de publier une enquête au vitriol sur la marché de la compensation carbone.
Le résultat est sans appel : 90% des projets certifiés par l’organisme Verra n’ont absolument aucun impact sur les émissions de CO2. Or, Verra est l’organisme leader du marché de la certification. Ainsi, chaque allégation de neutralité carbone est en général suivie de la phrase "et nos crédits carbone sont fiables car certifiés par un organisme indépendant". Et souvent, cet organisme indépendant, c’est…Verra.

L’enquête mentionne également une subtilité "physique" qu’il convient de rappeler ici : le consommateur qui "compense" croit naïvement que quelqu’un va planter des arbres après son vol. Or, il n’en est rien : bien souvent, les arbres ont été plantés bien avant et ont de ce fait généré des crédits carbone, ou bien encore... aucun arbre n’a été planté ! En effet, des crédits sont générés pour… ne pas couper d’arbres ! L’idée, en soi, n’est pas totalement dépourvue de sens : imaginer tous les pays du monde payer le Brésil pour ne pas déforester l’Amazonie aurait un puissant impact. En revanche, acheter des crédits carbone émis car aucun arbre n’a été coupé, et laisser croire au voyageur que ses émissions sont physiquement compensées relève davantage de la supercherie.

On parle donc d’un véritable scandale, qui a puissamment impacté l’industrie du voyage, en trompant le consommateur (voire les entreprises elles-mêmes) et surtout, en retardant des initiatives autrement plus impactantes : après tout, pourquoi renouveler ou réduire ma flotte puisque je suis déjà neutre en carbone ? Mais retenons le positif : espérons que cette enquête retentissante sonnera le glas de la fausse compensation et des allégations de neutralité carbone en tout genre.

Compensation ? Contribution, plutôt...

"Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain" est probablement, en substance, le commentaire qu’on a le plus entendu depuis la parution de l’article. Mais en l’occurrence, on peut au contraire estimer qu’il faut tout jeter, y compris la baignoire. Non pas que les projets de compensation soient tous bidons : certains délivrent de vrais bénéfices. En revanche, c’est le modèle dans sa globalité qu’il convient de repenser de fond en comble.

D’abord, il est impératif d’interdire toute allégation de "neutralité". Rappelons que la neutralité carbone, la vraie, est un véritable concept scientifique, qui ne s’applique qu’à l’échelle planétaire. Surtout, elle ne s’obtient qu’après une baisse drastique des émissions. Ainsi, se prétendre neutre en carbone dès aujourd’hui est tout simplement contraire à toute logique scientifique.

On peut à ce titre saluer l’instauration de la loi Climat et Résilience en France, qui encadre drastiquement les allégations de neutralité carbone pour toute entreprise, service ou produit (on aurait préféré une interdiction pure et dure, mais l’avancée est réelle). De même, on ne peut que recommander l’approche proposée par la Net Zero Initiative, groupe de travail fondé par plusieurs organisations dont EDF ou Carbone4, qui s’oppose également au concept de neutralité et y préfère le terme de "contribution" : je ne peux pas être neutre en carbone mais je contribue à la neutralité de la planète. Ce modèle érige la baisse (drastique) des émissions comme priorité absolue. On peut toujours compenser, pardon : contribuer, mais en aucun cas les éventuelles absorptions de CO2 ne peuvent compenser les émissions, les deux comptabilités étant rigoureusement séparées.

Alors, quelle solution ?

Enfin, avant tout, ne faut-il pas, une fois pour toutes, sortir de ce modèle simpliste et erroné qui se focalise uniquement sur le CO2 ? D’abord parce qu'il s’agit d’une compatibilité très discutable : même les spécialistes ont le plus grand mal à estimer les quantités de CO2 séquestrées par une forêt, qui dépendent d’une multitude de facteurs (espèces, climat, vitesse d’absorption, sécheresse…).

Mais surtout parce que cette logique "tout CO2" n’apporte qu’une vision très parcellaire du problème : quid de la biodiversité ? Du cycle de l’eau ? De l’enrichissement des sols ? Autant d’éléments fondamentaux potentiellement ignorés par les projets d’offsetting classique. Dans la foulée de l’article de The Guardian, le magazine Cash investigation a enquêté à son tour et montré que certaines plantations d’arbres au Pérou impactaient négativement la biodiversité locale, si bien que les paysans locaux n'ont eu d’autres choix que de les couper. Et plus globalement, "on peut très bien raser une forêt avec un bulldozer alimenté à l’énergie solaire", pour paraphraser Aurélien Barrau.

Ainsi, un bon projet de contribution proposera une approche holistique, non basée sur la séquestration du seul CO2, qui sera éventuellement un co-bénéfice d’une approche plus large. Ce genre de projet ne se limite pas à la reforestation (protéger l’océan, par exemple, et son phytoplancton apporterait des bénéfices massifs), coûte souvent plus cher et nécessite un peu de recherche et d’investigation mais le bénéfice environnemental serait souvent bien supérieur. En revanche, il peut très bien ne pas être certifié et ne pas générer de crédits CO2. Mais devinez quoi ? Si vous avez bien suivi, ce n’est pas très important, car… votre compagnie ne recherche pas la neutralité carbone !