Tobias Ragge (HRS, CEO) : « Le business travel du futur ? 70 % de 2019 »

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Tobias Ragge (HRS, CEO) :

Tobias Ragge est le CEO de la centrale de réservation hôtelière HRS. Il est l'homme qui a transformé un opérateur travel historique en un acteur de travel tech de référence. Sourire de mise et langue de bois au placard, il parle, en autres, de sa boîte, du besoin constant d'investissement, du "new work", du modèle Amazon, et du MICE post-Covid.

Comment HRS a-t-elle traversé la crise ?

Tobias Ragge : Inutile de dire que pour l’industrie la crise a été un vrai choc y compris HRS. Au début, le défi était avant tout de s’en sortir avec le moins de dégâts possible. Durant les trois premières semaines, on a dû gérer des choses qu'on n’avait jamais eu à gérer en 50 ans d’existence : la baisse de nos revenus, certains problèmes de personnel... Ensuite : qu’est-ce qu’on fait maintenant sans pouvoir anticiper la durée et l’impact de cette crise ? On a mis en place une cellule de crise qui a été assez performante, qui nous a permis d'aider des équipes médicales, des campagnes de vaccination, des situations d’urgence diverses - incendies en Californie et en Australie, en Inde pour les quarantaines. Ça nous a permis de traverser 2020 sans trop d’encombre - on a même été l’une des compagnies du voyage à s’en sortir le mieux durant cette période. En 2021, notre enjeu est alors de maintenir les équipes mobilisées; le moral des troupes était entamé, notamment par le travail à distance qui empêchait la rencontre des équipes. Mais pas du côté de la direction où nous avions confiance dans les nouvelles choses que nous avions mises en place… Mais cette période a aussi constitué une chance unique de s’arrêter complètement et de réfléchir complètement différemment. Ne plus être comme un hamster dans une roue. Comment travailler ? Dans quel domaine investir ? De quelle solution avons-nous besoin ? Quelle est notre cible ? … En résumé on a reconstruit notre activité from scratch, je dirais.

Et en quoi la HRS post-Covid sera-t-elle différente ?

Cette expérience de la crise a vocation à servir en des temps plus normaux. Nous avons travaillé sur des solutions qui impliquent des problématiques d’assurances, de situations d'urgence pour le voyageur et les personnels voyageants. Donc ce que nous avons appris va être réutilisé dans notre quotidien de fournisseurs de services. Au final, nous avions trois sujets principaux sur lesquels nous travaillions avant, nous en avons désormais cinq : en plus de l’OTA, du B2B (stay, work, pay), et de la solution “voyage de groupes”, nous travaillons désormais sur des outils "crew and passengers", et sur l’assurance voyage.

Nous avons en outre créé deux labels. Je m 'arrête sur Clean & Safe qui est une conséquence directe de la crise. L’enjeu était de redonner confiance aux gens pour qu’ils voyagent de nouveau et également aux entreprises très contraintes par le duty of care. La croyance générale était que le voyage causait de grands risques d’infection. Alors on s’est dit qu’il fallait certifier les hôtels notamment pour distinguer ceux qui engageaient de lourds investissements dans ce sens. Nous devions diriger les clients vers ces hôtels notamment les entreprises moyennes de la construction, de la maintenance, etc, qui n'avaient pas le choix, qui devaient voyager pour aller voir leurs clients. Donc nous nous sommes adressés aux hôtels pour leur demander quelles étaient leurs mesures supplémentaires et nous les certifions via un audit de SGS - qui est un des leaders de la certification dans des domaines très divers y compris le nucléaire - et nous l'avons fait pour ceux qui le voulaient : 17.000 établissements au total. Dès le mois de juin 2020, on a pu constater que ces hôtels particulièrement investis marchaient beaucoup mieux que les autres. Et cette démarche est révélatrice de ce que nous croyons de ce que sera le BT à l’avenir : pas uniquement une question de coût ou de procédures, mais ce qu’on appelle les 5 S : savings (économies), safety (sûreté sanitaire), security (au niveau politique, pour les minotités, les femmes…), services et sustainabilty (durabilité).

Sur ce dernier sujet, vous pensez que le temps des belles paroles va faire place aux actes ?

J’en suis convaincu à 100% et je vais vous dire pourquoi. En dernier ressort, ce sont les marchés financiers qui décident. Tout le monde a besoin de liquidités et le marché financier a décidé de forcer les entreprises à s’investir dans ce sujet car les implications réglementaires - le Green deal européen, celui de l’administration Biden… -  disent qu’il faut être neutre en émission carbonée à un temps T… Ce qui signifie que tout investisseur qui veut retirer les fruits de son investissement y prend garde. Donc tout CEO a cet objectif dans sa cible et ceux qui échoueront seront remerciés. Alors je peux vous dire que c' est désormais prioritaire dans chaque entreprise. Et c’est vrai aussi dans le voyage même si ça ne correspond qu’à 3% des émissions : c’est très visible par le public. Et les compagnies ne veulent pas attendre que la réglementation les mette au pied du mur : elles anticipent et prennent beaucoup de précautions. 

5 chantiers au lieu de 3, disiez-vous. La tech, c’est comme le vélo : quand la roue des développement s'arrête, on chute ?

Oui. Nous investissons constamment, c’est la règle quand on est dans la tech qu’on veut être à la pointe : il n’y a jamais un moment où tu peux mettre la pédale douce sur les investissements et prendre l’argent, en tout cas quand tu veux créer une marketplace. Et c'est la raison pour laquelle nous avons agrandi notre spectre. Nous avons commencé en étant seulement une plateforme de réservation d'hôtels, c’est-à-dire un “transaction business”. Et on s'est dit “il nous faut une plateforme procurement (accessibles aux acheteurs et travel managers, ndr)” et nous avons créé la plus grosse du marché. Puis nous nous sommes dit “il nous faut une plateforme de paiement” et nous l’avons fait aussi. Puis nous nous sommes dit la même chose pour la facturation et nous avons désormais la plateforme dédiée… Nous avions en tête que le “nouveau travail” (“new work”) deviendrait une réalité… Et la question devenait alors comment le travel et le “new work” pouvaient fonctionner ensemble parce que je pense que le home office va se développer, qu’une partie des collaborateurs vont déménager des centres des grandes villes à cause des prix des loyers notamment… et peut-être que leurs voyages principaux seront davantage vers le siège de leur entreprise. Mais que ces personnes auront aussi besoin de socialiser avec leurs collègues : c’est ce que j’appelle le nouveau travail. Et il nous faut investir dans cette perspective sur ces 3 volets : stay, work and pay. Et notre effort n'a pas uniquement consisté à fabriquer entièrement toutes ces plateformes, il a fallu adopter une approche globale, sachant que les marchés sont différents. Notamment dans le domaine du paiement - en Europe et aux Etats-Unis, c’est facile mais si tu vas au Brésil, en Chine, au Japon, en Inde, les cadres réglementaires sont complètement différents. Donc tu as besoin de nouvelles solutions, ce qui implique beaucoup de customization à créer et la difficulté c'est de les créer d’une façon globale… D’où nos investissements constants : en data, en technologies et en collaborateurs pour effectuer ce travail de construction. Car, en fin de compte, c'est ce que nous sommes : une entreprise avec des personnes qui utilisent leur cerveau pour créer des solutions appropriées.

Vous parlez de création de construction. Mais vos développements se font par acquisition aussi. Je pense notamment à la fintech Itelya, acheté en 2020…

Nous avons investi dans Itelya lors de sa création, il y a 7 ans, je pense. Parce que nous avons réalisé que le “transaction business'' est en fait un commerce de marchandise. Mais là, il ne s’agissait plus de vendre des marchandises, il s’agissait de s’adapter, de grandir, d’être différent, de sortir du lot. Mais nous venons du travel et nous nous sommes dit qu'on a peut être besoin d’un partenaire qui vient de ce domaine. Alors nous avons investi en étant minoritaire chez Itelya, et ils nous ont aidé à nous développer dans ce domaine et durant ces années, nous avons appris et à un certain moment nous nous sommes dit  “ça fera une grosse différence si nous soignons cette partie expense qui est la plus ingrate du travel” : tu reviens tu brandis ta facture, il faut la rentrer dans un tableau, ça prend du temps, le voyageur doit avancer ses frais, il y a une erreur, etc. Tout le monde déteste ça.

Alors on s’est lancé dans cette utopie : un voyage où le voyageur n’aurait pas à payer avec son propre argent, où tout est prépayé par l’entreprise, une solution complètement digitalisée, où la data, générée par les achats, peut être utilisée pour étudier les comportements de consommation ou négocier de nouveaux deals… Peut-être créer un process où le voyageur n'a pas besoin de faire la queue au check-in de l’hôtel, prendre ses factures, les expédier, etc… C’est dans cette perspective qu’Itelya procurait une pièce très intéressante. Ils nous ont dit : “vous n’avez plus à vous soucier du process de facturation, nous avons ce qu’il vous faut pour le faire à l’échelle mondiale et nous vous fournissons de la data de niveau 3, la data la plus fine que vous n’obtenez normalement d’aucune carte de paiement… La perspective était belle d’autant que si on fournissait un tel service, si pratique pour le voyageur, il ne voudrait plus quitter le programme de son entreprise. Alors, cette solution, nous avons voulu l’acquérir à 100% pour en avoir le total contrôle et l’améliorer constamment. Ce que nous avons fait en intégrant le personnel d’Itelya à ceux des nôtres qui avaient travaillé sur ce sujet en créant une nouvelle unité appelée HRS Pay. Notre philosophie est peut-être différente de la plupart des acteurs traditionnels du travel qui ont pour habitude d’acheter des licences à d’autres. Nous préférons posséder notre propre tech. Non pas parce que nous l’avons acheté mais parce que nous l’avons développé. Dans 90% des cas, c’est le cas et Itelya fait partie de l’exception.

D’autres exceptions sont-elles à l’ordre du jour ?

(Rire) Toujours la question à 1000 € (“the secret question”). Quand faisons-nous des acquisitions ? Quand nous n’avons pas la tech pour atteindre un but déterminé - le cas d’itelya - ou bien quand ça peut nous donner accès à un groupe de clients ou à un segment de marché que nous ciblons et accélérer ainsi notre entrée. Ce sont les deux seuls cas. Et forts de cette ligne de conduite, si de nouvelles opportunités se présentent, c’est assez clair nous irons car nous sommes dans ce jeu pour le long terme, nous ne sommes pas là pour développer et vendre pour se faire de l’argent, il nous faut être ouverts d’esprit et opportunistes. En ce moment, nous observons attentivement le marché mais nous sommes actuellement en sortie d’une crise qui a impliqué une réorganisation de notre façon de travailler pour être prêt quand la reprise adviendra. C’est ça notre focus pour les 3 à 6 mois à venir, être opérationnel quand ça repartira. Alors, si vous voulez, reposez-moi la question dans 6 mois.

Nombre de vos clients sont de grands acteurs de la tech, tels que Huawei ou Amazon. Sont-ils pour vous des modèles inspirants ?

Mon inspiration c’est essayer d’être le meilleur. Si tu réussis, tu le verras plus tard mais ça doit être ton ambition. Ces compagnies sont les meilleures dans leur domaine. Elles sont devenues en 10, 15, ou 20 ans les plus grosses entreprises donc elles doivent certainement faire des choses bien dans un business qui est construit sur la tech et la data, comme nous. Alors il est bon d’étudier attentivement comment ils ont organisé leur entreprise, comment ils opèrent, ce qu’est leur état d’esprit… 

Quand je suis arrivé chez HRS en 2004, c'était un opérateur de voyage très traditionnel avec une partie tech qui y était attachée. Aujourd’hui, nous sommes une entreprise technologique qui fait du voyage mais c'est une transformation qui s’est faite sur des années. On s'est engagé sur cette voie en regardant ce qui se passait chez d’autres et notamment Amazon dont certains principes nous ont inspirés. Notamment qu’il y ait à l’intérieur de la compagnie des compagnies complètement fonctionnelles avec chacune leur service “ventes”, “marketing” ou “IT” pour chaque segment de marché. Les responsabilités sont mieux définies et la collaboration facilitée. Deuxième leçon : n'utilise pas Power Point, utilise du narratif, écris les choses, formule tes idées de façon à ce que les collaborateurs puissent discuter de la formulation elle-même et pas uniquement d’images sur un mur que les gens interprètent de façons différentes. Ou encore : concentre-toi sur la matrice et la data car si tu regardes attentivement le parcours client il te dit déjà tout à travers la data, tu n’as pas besoin d’avoir un service de la satisfaction client, tu vois déjà les points de rupture, les bifurcations (“breaking points”), alors optimise-les, travaille dessus.

Concrètement ?

Prenons le cas d’une compagnie qui vient à nous avec la volonté qu’on travaille ensemble. Alors la réalité commence… Par exemple, ça commence avec un exercice de procurement : nous analysons le portfolio, nous faisons des propositions, nous consultons et nous regardons plein de choses différentes - data, benchmark… - nous implémentons toutes les informations recueillies, en prenant garde que les fournisseurs collent bien aux besoins - car il y a beaucoup d’informations fausses dans cette industrie, qu’on essaye de contrôler de façon automatisée… Puis arrive le voyageur, il cherche un hôtel, le réserve, y arrive, y reste le temps de son séjour, il paye, quitte l’hôtel… Il y a toute une chaîne de process et chaque process contient une multiplicité de sous-process et tout peut être mesuré… Tu peux voir où des problèmes sont rencontrés, où il y a des obstacles opérationnels, où tu crées de l’insatisfaction, ce qui ne marche pas dans la machine… Et ce n’est pas forcément notre machine : ça peut être notre partenariat avec l'hôtel ou notre fournisseur de paiement qui est défaillant. Donc c’est une approche écosystémique et c’est pourquoi on regarde dans la data pour savoir sur quoi il nous faut travailler… Et je pense profondément que les équipes doivent savoir de quel dysfonctionnement elles sont responsables, comment elles peuvent le régler, comment on peut les aider à le régler. 

Sortez votre boule de cristal. Quel niveau futur pour le business travel versus 2019 ?

J’ai dit depuis le début de la crise que nous ne retrouverons que 70% des voyages business de 2019. 

C’est bien moins optimiste que la plupart des acteurs du BT ! 

Mon entreprise n’est pas cotée en bourse : je peux dire plus librement ce que j’en pense ! (Rire) 

Comment les hôteliers pourront-ils compenser cette perte de voyageurs d’affaires ?

Le modèle du BT en lui-même est en train de changer. Je pense qu’on en a fini des déplacements d’une journée, au profit de déplacements optimisés par une concentration des rendez-vous. Donc des voyages moins fréquents mais plus longs. C’est une mauvaise nouvelle pour l’aérien mais pas pour l’hôtellerie. Le bleisure va aussi se développer. Pour les professionnels de l’hôtellerie qui ne changeront pas, qui ne s’adapteront pas à ces nouveaux usages alors il n’auront plus que 70% de la clientèle 2019 au mieux, effectivement. Pour les autres ça se passera bien mieux. Les nouveaux acteurs qui en tiendront compte bénéficieront des early adopters puis du reste du segment. Pour les autres, eh bien, il ne serait pas illogique qu’ils doivent quitter le marché. En tout cas les trois ou quatre années vont être un vrai challenge pour les hôtels.

Et le MICE ?

Les meetings aussi vont changer : moins de grands-messes et davantage de réunions plus petites mais plus nombreuses pour favoriser la sociabilité entre des collaborateurs qui se verront moins au quotidien en vertu de ce “new work” que j’ai évoqué. Alors il y a une opportunité de ce côté-là aussi. Il y aura toujours des conventions car Zoom ou Teams, c’est bien mais durant deux heures, pas plus. Pareil pour les salons, les meilleurs perdureront, notamment pour les moments informels qu’ils permettent. 

Autre tendance lourde concernant ce segment : 50% de l’inventaire que tu utilises pour tes voyageurs individuels l'est aussi pour ton MICE. Mais, sur ces deux activités, il y avait deux acheteurs au sein d’une même entreprise, qui ne se parlaient pas. Il est logique qu'ils se rapprochent, voire se confondent, pour créer des partenariats plus stratégiques avec certains fournisseurs parce que le MICE est une activité plus profitable pour eux que le voyage individuel, et donc pour obtenir de meilleures conditions. Et du côté du fournisseur, ça présente l’avantage de renforcer ce partenariat et je pense que ce win-win va devenir la nouvelle norme.

Quelques mots sur le marché français…

C’est évidemment l'un des plus gros marchés d'Europe dont la structure est différente car dominée par Accor et d'autres chaînes de moindre importance comme Louvre Hotel. C’est plus un marché de chaînes que l'Allemagne, l’Italie ou l'Espagne. 

Ce type de marché, c’est plus facile pour HRS ?

Oui et non. Un marché consolidé rend les choses plus faciles quand il s’agit de négocier avec des fournisseurs. Mais la domination de chaîne rend peut-être plus difficile l’émergence d’idées innovantes sous la pression des jeux de puissance. Cependant, ça progresse depuis quatre ou cinq ans, ils essayent de nouvelles choses…

Passez-vous la nuit à Paris ? Si oui, avez-vous réservé votre hôtel vous-même ? Via HRS ? Quel critère de choix pour votre hôtel ?

Oui, j’ai réservé moi-même, à mon bureau, via mon laptop avec HRS, évidemment. Je vais au Pullman Montparnasse car j’ai un dîner professionnel et je voulais un endroit avec une atmosphère. Et aussi parce que l’hôtel est nouveau et que ça fait partie de mon job d’essayer de nouveaux lieux.