L. Demaret (KDS) : « Notre métier ce n’est pas le voyage, c’est la rencontre. Et si c’est possible par visio, pourquoi pas »

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L. Demaret (KDS) :

Laurent Demaret, VP Global Sales & Marketing de KDS, appartient à Amex GBT mais reste un homme libre. Il le prouve dans cette interview free-style.

Comment KDS a-t-elle traversé la crise ?

Petite précision : KDS est bien notre entité légale mais on parle désormais de NTG, pour "Neo Technology Group". Pour deux raisons. D'une part parce que nous ne sommes plus uniquement KDS, nous regroupons la totalité du pôle e-commerce d'Amex GBT, nous sommes responsables de l'ensemble de ses outils technologiques. Concrètement, je suis sous la direction de la CEO de KDS et, dans le même temps, du responsable Europe d'Amex GBT. D'autre part, parce qu'on est en phase d'expansion internationale et KDS n'évoque rien pour un Asiatique ou un Américain.

Cette internationalisation, c'est l'effet "GBT" ?

Oui, bien sûr, depuis notre rachat par Amex GBT en 2016, nous avons acquis beaucoup de nouveaux clients à l'international. Et aujourd'hui, nous sommes en conquête, notamment des Etats-Unis. Pour donner une idée, KDS est partie prenante de 55% des volumes GBT en Europe. Aujourd'hui, aux Etats-Unis, on doit en faire 1 ou 2%, certes pour un gâteau beaucoup plus gros. Notre objectif, dans un premier temps, est de porter ce chiffre à 15%.

Je reprends, avec la bonne identité : comment NTG a-t-elle traversé la crise ?

On a perdu 30 à 35% de nos revenus... 2020 a donc été une année difficile mais bien moins que pour beaucoup d'acteurs du BT (business travel). En tant qu'éditeurs de logiciel, nous avons l'avantage d'être rémunérés sur la base de contrats pluriannuels en fonction de prévision des volumes engagés. 

Et ces forfaits, vous les avez revus à la baisse ?

Bien sûr. Nous avons deux types de clients : les entreprises directement ou des TMC et ces dernières ont vu leur business chuter de 80%. C'était notre responsabilité de le faire... On a donc consenti à des baisses de 40 à 50% pour, ensemble, sortir par le haut de cette crise.

En octobre 2019, votre CEO Roxana Bressy nous disait : "Nous employons 230 personnes aujourd'hui. Nous avons déjà embauché une cinquantaine de personnes depuis début 2019. Et une trentaine d'autres devraient nous rejoindre d'ici la fin de l'année." Que sont devenues ces embauches ?

Elles ont bien eu lieu, et même au-delà puisque nous sommes aujourd'hui près de 300. On a, en fait, triplé notre effectif en l'espace de 3 ans. Puis, quand les premiers signes de la pandémie sont arrivés, on a évidemment levé le pied. Et aujourd'hui, nous avons réouvert modestement nos recrutements pour le département R&D. Je me réjouis de ce petit signe positif, aussi bien pour nos équipes que pour l’industrie. Dans ces moments difficiles, ça me me tient vraiment à cœur.

"Ouvrir une filiale, ça coûte 10 M€"

Et ces nouveaux collaborateurs, où se trouvent-ils ? A l'étranger, pour soutenir votre internationalisation ?

Ils sont presque tous à Issy-les-Moulineaux, dans la partie "produit" et "R&D". Ouvrir une filiale à l'étranger, c'est un investissement de 10 M€... Et si j'ouvre cette filiale, il faut que j'embauche l'ensemble des fonctions qui lui permettent d'être autonome - commerciales, support, implémentation, RH, comptabilité... Or, le fait d'être distribué massivement par GBT à l'étranger fait que nous n'avons pas tant besoin de forces commerciales. Ce dont on a besoin, c'est de s'assurer que la qualité de service soit exactement la même partout donc surtout du support et de l'implémentation. Et ça, on peut le faire en France.

D'après les contacts que vous avez avec vos entreprises clientes, comment la crise a-t-elle affecté les PVE (politique voyage des entreprises) ?

Curieusement, après un mois d'atonie lors du premier confinement, on a dû être très réactif : les TM (travel manager) sont revenus nous voir. Et on a effectivement parlé de redéfinition des PVE. On a constaté deux grandes tendances. D'abord, une remobilisation sur l'utilisation de l'outil par leurs collaborateurs, une attention très renforcée à éviter le leakage. Pour plusieurs raisons : la sécurité sanitaire, la traçabilité des voyages et - très important - pour respecter le work flow d'approbation des voyages. Le changement a été plus spectaculaire concernant le segment des PME, habituellement peu regardantes sur ces sujets. L'autre grande tendance n'est pas forcément en lien très direct avec la crise. Je crois que ce sont des sujets qui avaient été peut-être un peu mis de côté et qui ont été remis sur la table dans cette période d'arrêt du voyage : c'est la partie RSE.

"Si on ne rassure pas, les gens vont voyager en ayant peur et vont appeler l'agence trois ou cinq fois plutôt qu'une"

Ah, la petite musique sur les vertus qui fleurissent à la faveur de la crise...

Non, je vous assure : pour un grand nombre de nos clients, c'est véritablement devenu un enjeu stratégique. Et je vous le dis honnêtement : on a dû revoir notre road map pour les accompagner dans cette démarche, car ce n'était pas forcément leur sujet avant la crise. Alors bien sûr, vous trouverez toujours des entreprises qui tiennent de beaux discours et qui, au final, challengent les TMC pour tirer les prix - ça me fait toujours sourire... Mais pour celles, de plus en plus nombreuses, qui enclenchent cette démarche avec sincérité, il a fallu les accompagner dans leur souci de bien-être du voyageur et d'écologie. En gros, que ce soit en shopping (l'achat d'éléments du voyage, ndr) ou en door-to-door, les entreprises doivent pouvoir placer leur curseur au niveau voulu en fonction d'une combinatoire à trois critères : le prix du voyage, l'écologie, et le bien-être du voyageur - le voyage le plus court. Donc notre job, c'est de faire remonter le label d'un hôtel, la flotte hybride d'un loueur de véhicules, l'utilisation de biocarburants d'un transporteur... 

Outre ces réponses à vos clients, comment vous préparez-vous à la reprise ?

De plusieurs manières. En renforçant l'existant comme nos partenariats avec le ferroviaire avec la généralisation d'un système de ticket exchange sans avoir besoin de recourir aux appli SNCF, Renfe... Parce que la reprise se fera par le domestique donc avec beaucoup de train. Egalement en innovant. C'est notamment notre New Fair Display, en d'autres termes, un nouveau storefront, très inspiré des codes du leisure, qui propose - mais aussi compare - l'offre de plus en plus pléthorique des fournisseurs : un accès Netflix ou un choix de son repas dans tel avion, l'éventuel supplément de 20 € pour avoir un siège dans les premières rangées... On est très fier de ce qu'on a fait. C'est bien pour le voyageur, c'est bien pour les revenus puisque ces amenities sont des upsales. Enfin, il y a des actions plus directement liées à la crise sanitaire. On vient notamment d'intégrer Travel Vitals, l'un des outils les plus complets d'information sur les conditions d'entrée et la situation sanitaire des pays. Autre exemple : si demain on nous demande d'intégrer un passeport santé, il faut qu'on soit techniquement prêt à le faire. L'idée est de redonner confiance aux voyageurs et aux entreprises. Si on ne le fait pas, les gens vont voyager en ayant peur et vont appeler l'agence trois ou cinq fois plutôt qu'une dans un contexte où les agences ont dû réduire la voilure... Or, il faut que ca reprenne sans goulot d'étranglement.

Rassurer l'utilisateur mais aussi lui faciliter la vie en intégrant un maximum de choses dans votre solution, ça semble être votre mantra. Mais au nom de quoi ? Comment faites-vous pour connaitre ses attentes ?

Ca, c'est un vrai enjeu. On n'a jamais assez d'information... D'abord, je dois préciser qu'on s'adresse à plusieurs personna : les voyageurs, les TM, les comptables - eventuellement approbateurs des voyages, les arrangers (assistants qui réservent pour d'autres, ndr). Eh bien pour connaître leurs attentes, il faut les rencontrer. Alors, chaque année, on demande à nos entreprises clientes de nous "prêter" une trentaine de personnes d'une de ces catégories pendant deux jours et on leur demande "qu'est-ce qu'il vous manque dans notre solution ?". On peut partir très loin, parfois même à la limite du délire mais c'est aussi l'occasion de victoires rapides.

"Ce qui compte pour les Américains, c'est que leur siège préféré soit disponible"

Les arrangers, ces assistants - ou pour être plus en prise avec la réalité : ces assistantes - qui réservent le voyage du patron, ce n'est pas un peu "monde d'avant" ? Et c'est quoi une victoire rapide ?

Parfait, je réponds aux deux questions dans le même souffle. C'est vrai, les arrangers sont de moins en moins nombreux. Je peux même être très précis : moins 0,4% de voyages réservés par eux chaque année. Mais ils représentent encore près de 50% des volumes de nos réservations ! Pour la victoire rapide, je donne un exemple récent qui concerne une rencontre avec ces arrangers. L'un d'eux nous dit : "Je dois réserver un hôtel pour 5 personnes et c'est au bout de la 4ème réservation que je sais qu'il n'y a pas de 5ème chambre disponible !" C'est simple, logique, ça peut paraître ridicule, mais on était passé à côté de ça ! Afficher les disponibilités de l'hôtel dès le début du processus, c'est trois fois rien : victoire rapide ! 

Vous parlez des attentes différentes selon la position qu'occupe l'utilisateur... Puisque vous êtes de plus en plus worldwide, existe-t-il une typologie par nationalité ?

Non, ce n'est pas déterminant... Mais je vous donne quand même un exemple, plutôt amusant : quand ils réservent un vol, les voyageurs d'affaires américains regardent d'abord si leur siège préféré est disponible dans l'avion. Si ce n'est pas le cas, ils prennent le vol suivant ! Donc dans le processus de réservation pour le public américain, on commence par leur présenter la disponibilité de leur siège...

"Pour une visite de filiale, par exemple, je pourrais être réorienté vers un outil de visioconf"

Vous avez parlé des actions concrètes engagées pour la reprise. Qu'en est-il de l'état d'esprit : une reprise comme une reproduction ou la baisse du volume de voyages est-elle d'ores et déjà intégrée ?

Comme tout le monde, on est dans l'expectative, mais tous les observateurs s'accordent à dire qu'une partie des voyages ne se fera plus. Alors, à ce stade, je dois préciser une chose importante : notre métier, en fait, ce n'est pas le voyage, le voyage n'est qu'un moyen, on est là pour remplir une mission : faire que des gens se rencontrent... Mais si demain l'alternative c'est de la messagerie, de la visioconférence, eh bien, ce sont des éléments qu'on intègrerait. On se prépare à moins de voyages, à un voyage plus responsable, et un voyage qui peut trouver une alternative dans autre chose que du voyage. Alors, j'ai des échanges... Au dernier EVP (le salon professionnel dédié à l'industrie du voyage d'affaires organisé par Amex GBT, ndr), il y avait un dirigeant de Microsoft France. Et on a discuté. C'est juste du brainstorming, rien de concret, mais c'est notre rôle de réfléchir à la façon d'intégrer différents canaux de rencontre... Puisqu'on part de la raison du voyage pour approbation, on peut très bien imaginer que pour une visite de filiale, par exemple, je pourrais être réorienter vers un outil Zoom, Teams ou autres. de façon plus ou moins intégrée...

Ce que vous dites là est énorme. Ce n'est pas comme une intégration de données RSE, par exemple : on change de business model !

Oui. Mais ça aussi, ça s'invente. On peut très bien imaginer un accord avec les entreprises clientes : "Avec cette proposition acceptée de visoconf, vous m'avez fait économiser 1.000 € de voyage", et l'agence de voyage ne serait plus rétribuée sur le voyage effectué mais sur l'économie réalisée. Pourquoi pas ? Ce sont des gros pas, bien sûr, mais il faut s'y préparer et personnellement, je le fais naturellement : je viens du logiciel donc mes copains historiques sont chez Google, Microsoft, SAP, Oracle... Et ça tombe bien car, du côté de GBT, on ne se prive pas d'envisager l'avenir de façon différente.

Business model, encore. KDS est racheté par GBT en 2016. On peut croire intuitivement que votre tech constitue un avantage concurrentiel pour votre acquéreur. Or, les autres TMC ont toujours accès à votre solution. Expliquez-nous cette stratégie...

Je précise les choses : Neo, notre outil, c'est une solution SaaS et c'est la même pour tout le monde. Mais tous les accords spécifiques de GBT avec ses partenaires fournisseurs - par exemple la SNCF ou, comme récemment, Lufthansa et Amadeus, ne sont évidemment intégrés que pour l'utilisateur Neo client de GBT. Cela étant dit, je la trouve inspirante, cette stratégie... Déjà, le monde est assez grand pour tout le monde : GBT n'aura jamais 100% du marché. Ensuite, les TMC sont entrain de shifter. Avant, leur argument, c'était "On est les meilleurs en termes de service." Maintenant, c'est : "En plus, on a une offre technologique intégrée..."

"GBT pourrait devenir fournisseur de technologie dans 2 ou 3 ans"

Je comprends l'intérêt pour les TMC qui utilisent votre solution. Ce qui interroge, c'est ce choix de GBT de la rendre disponible aux autres TMC... Est-ce qu'en fait ce n'est pas le révélateur que les fournisseurs de solutions tech sont structurellement déficitaires et que GBT limite les dégâts avec vos revenus de sous-traitants ?

Là encore, une précision : lors de notre rachat, on n'était pas déficitaire. Après, il y a eu, comme je l'ai dit, une baisse d'un tiers de nos revenus avec la crise et, comme je l'ai dit aussi, l'embauche de 200 personnes. Donc ça a changé, mais structurellement déficitaire, non. Une autre précision : on a des contrats en cours et on n'a pas développé de nouveaux partenariats. Enfin, en ce moment, on ne va pas faire fine bouche : ça génère du revenu. 

"Contrats en cours", "en ce moment". Est-ce à dire qu'à terme GBT aura l'exclusivité de votre solution ?

Non, je ne crois pas. En nous rachetant, Amex GBT a décidé de ne plus outsourcer ses outils tech car en fait ça coûte moins cher de le faire en interne. Et on ne sait pas si dans deux ou trois ans GBT ne va pas se porter comme acteur de la tech sur le marché.

OK, ce serait donc l'inverse : loin de garder l'exclusivité de sa tech, GBT pourrait la commercialiser en dehors de son service historique de TMC ?

Je ne vous cache pas qu'on est un peu border-line, là. Donc je parle au conditionnel... En tout cas, GBT vient de racheter 30SecondsToFly, un chatbot intelligent auquel on peut accéder par plein de canaux différents - pourquoi, demain ne pas réserver notre voyage en parlant à Teams ? Il y a aussi SMP, le hub de connectivité à l'ensemble des contenus du marché. Ces deux outils, en vertu de la redéfinition de notre périmètre à nous, KDS historique, aujourd'hui NTG, sont désormais sous notre responsabilité... C'est indéniablement un virage tech qui pourrait justifier que GBT fournisse cette nouvelle proposition de technologies demain. Quand je dis demain : dans deux ou trois ans.