Boeing 747, mort d’un mythe volant

1426
Le Jumbo Jet dévoilé au Salon du Bourget de 1969.

Le constructeur américain Boeing a annoncé ce mercredi l'arrêt de la production de son avion emblématique en 2022. Flash-back sur les années Jumbo Jet.

Il pleut, en ce jour de juin 1969, sur le tarmac du Bourget (notre photo principale). Pourtant, des milliers de personnes s'y pressent pour découvrir le dernier né de l'avionneur américain Boeing : le 747, que la presse américaine a déjà rebaptisé Jumbo. Cette allusion à l'affable éléphanteau de Disney (surnommé "Dumbo" (muet, stupide) par ses cruels congénères), il la doit à sa bosse caractéristique et à son envergure qui n'a rien à envier aux oreilles du personnage de dessin animé.

69, année aéronautique

A-t-elle conscience, cette foule de curieux, d'assister à un moment historique de l'aviation ? Pas sûr car, pour ce 28ème Salon du Bourget, la vedette incontestée - britannique et française, qui plus est - est indubitablement le Concorde. En 1492, alors que Christophe Colomb débarque à Cuba, un certain Martin Behaim réalise au même moment, à Nuremberg, le premier globe terrestre. De même, 1969 est, pour l'aviation, un de ces moments nodaux que l'Histoire, grande blagueuse, aime parfois inscrire sur nos timelines universelles. 

En 1969, Concorde vole la vedette à Jumbo.

Parce qu'en plus d'être l'année de la présentation publique des deux aéronefs les plus mythiques de l'aviation moderne, 1969 est aussi celle du vol inaugural, le 2 mars, dans le ciel de Toulouse, du premier Airbus, l'A300B. Et si l'on veut bien considérer les liens qu'entretiennent aéronautique et aérospatiale, c'est enfin, bien sûr, le "grand pas pour l'Humanité" de la mission Apollo 11. On imagine mal, aujourd'hui, l'engouement populaire que pouvait alors susciter ce qui se passait haut, très haut, au-dessus de nos têtes. Que faudrait-il pour retrouver telle ferveur aujourd'hui ? Le mariage de Thomas Pesquet avec une Martienne ? Eventuellement.

Pop Culture

Peu portés sur la parité, faibles lecteurs de Simone de Beauvoir, ignorants des gender studies, les petits garçons se fantasment alors commandants de bord, les petites filles se rêvent hôtesses de l'air. Les chocs pétroliers n'ont pas encore eu lieu et René Dumont, premier candidat écologiste à la présidentielle française, en 1974, obtient 1,32 % des suffrages. C'est sans restriction, sans réserve et sans aucun doute que le progrès, alors, se conjugue à l'impératif aérien.

Le progrès technique, bien sûr... Mais à ce titre, le Concorde constitue un "boom" aussi tonitruant que son "bang" au passage du mur du son. En revanche, comparé aux vingt exemplaires (dont 6 non commerciaux, dédiés aux essais !) du célèbre supersonique, le Jumbo Jet est la star indétrônable d'une sorte de pop-culture à réacteurs.

Elle est faite d'un mélange débridé de liberté et de libéralisme, de fric et de modernisme, de fun et de frime : de "jeunes cadres dynamiques" en attaché-case et costards trois-pièces, du tube intercontinental Airport de The Motors, d'un Charles-de-Gaulle - pas celui de Colombey, celui de Roissy - triomphant, de Ray-Ban verre fumé, ou encore de Sylvia Kristel et Delon se faisant des galanteries dans un cockpit. Ou encore de ce mythique Snakes on a plane, habilement traduit par Des serpents dans l'avion, qui surprend moins par la présence en tête d'affiche de Samuel L. Jackson que par son pitch : dans un vol Honolulu-Los Angeles, des serpents envahissent la cabine d'un 747 - astuce de scénario : les féroces reptiles sont dopés aux phéromones contenues dans les colliers de fleurs hawaiiens distribués aux passagers.

Du mainstream à la série Z, le phénomène est donc partout. Mais séparer l'ingénierie du sociétal serait ici une fausse piste. C'est parce que la "Reine des airs" - l'autre surnom, plus girly faut reconnaître, du pachyderme - pouvait faire voler jusqu'à 660 passagers (en classe unique) à plus de 900 km/h qu'elle a contribué grandement à la massification du vol aérien et, ce faisant, à sa renommée, à son statut iconique. Et pour cela, il a fallu pas mal de génie pur, de petits miracles et rien de moins qu'un nouveau lieu de production, assez vaste pour donner naissance à ce monstre aussi haut qu'un immeuble de six étages : la mythique, elle aussi, usine d'Everett, Etat de Washington, bâtiment le plus volumineux du monde et, aujourd'hui encore, lieu d'assemblage amiral de Boeing.

Love is in the air

Au bar du 747... "Puis-je vous emprunter votre Dupont pour allumer ma Peter Stuyvesant ?"

Plus de passagers, ce sont plus de touristes, et le Jumbo contribue à l'accomplissement d'une vie idéale, telle qu'on la concevait dans ces années post-baby boom. Quoi de plus "in", en 1976, que de prendre un 747 pour danser sur du Boney M dans une discothèque (sic) new-yorkaise ? Quoi de plus "branché", en 1983, que de sauter dans un Jumbo pour aller boire des whisky-coca et "faire de la planche" (à voile, ndlr) dans un Club Med, darla-di-radada ? Un art de vivre, donc, que le pont supérieur de l'avion, accessible par son célèbre escalier en colimaçon, utilisé comme bar par certaines compagnies, symbolise tout aussi parfaitement.

Plus de passagers, c'est aussi plus de business. Un aparté s'impose ici : les vulgaires pensent que faire du business, c'est faire de l'argent. Faux ! C'est œuvrer au bien commun. Un dirigeant de Boeing expliquait sans rire en 1989 que Juan Trippe ("Trip" aurait été mieux, mais c'est déjà pas mal), patron de la PanAm lors de la conception du Jumbo et soutien infaillible de Bill Allen, boss de Boeing, dans ce projet, expliquait en 1966 que le 747 était en concurrence avec les "missiles intercontinentaux pour l'avenir de l'Humanité (...) Or, aujourd'hui, poursuivait le témoin, Reagan et Gorbatchev dînent ensemble. Juan Trippe était un prophète". Le 747 : une ONU qui serait efficace...

Cimetière des éléphants

Une Marlboro aux lèvres d'un cow-boy, des Ray Ban Aviator sur le nez de Sarkozy ou un Jumbo siglé PanAm dans le bleu du ciel californien : la classe américaine.

Désormais, Jumbo est trop éléphantesque. Sa trompe aspire le kérosène trop goulument. Depuis qu'en 2017 Delta l'a retiré de sa flotte de transport de passagers, ses quelque 70 mètres d'envergure ont quasiment cessé de sillonner de blanc le firmament azur de son Amérique natale. Et quand Qantas, British Airways ou Lufthansa ont fait de même, alors on le vit moins encore rouler sa bosse. Un virus met aujourd'hui fin à sa lente agonie.

Cet insolent concurrent du Salon du Bourget 1969, crâneur supersonique, a cessé de voler en 2003. Et cet A380 européen qui eut l'outrecuidance, en 2005, de battre son record de capacité, il cessera d'être produit en 2021. Jumbo, lui, continuera à l'être un an de plus, ultime baroud d'honneur, ce qui permettra de livrer sa 1.571ème commande, toutes versions confondues (au nombre de sept) : le Boeing 747 a gagné sur toute la ligne.