Coronavirus : la démocratie n’est pas contagieuse

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Coronavirus : la démocratie n’est pas contagieuse

Voyageurs d’affaires, une excellente nouvelle pour vous : quand vous vous déplacez en Chine, vous êtes les vecteurs de la démocratie ; la crise du coronavirus le prouve. Du moins en apparence…

Comme me le disait mon coiffeur Jean-Hervé l’autre jour : « Auctorictas, non veritas, facit legem » (« C’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi »). J’étais surpris qu’il me cite Hobbes, habituellement il s’en tient à Voltaire et Machiavel, bien plus intéressants en termes capillaires. N’empêche, depuis ces trois auteurs au moins, on le sait : les Etats - TOUS les Etats - cherchent à mentir et à dissimuler quand leur puissance et leur pouvoir sont remis en cause. Ce que n’ont pas (ou peu) connu les trois chevelus cités plus haut, ce sont ces quelques jours du XVIIIe siècle où naquit la démocratie moderne. L’excellente idée de ce nouveau type de régime était de concevoir des contre-pouvoirs institutionnels et d'offrir une liberté d'expression (au premier chef : la liberté de la presse) contrariant les penchants naturels de l’Etat à pipoter.

Glasnost

Pourtant, la Chine, qui, en tant que régime autoritaire, n'a pas à se soumettre à ces garde-fous, joue apparemment le jeu de la transparence depuis le début de la crise sanitaire du coronavirus : un 2019-nCoV rapidement séquencé par les chercheurs nationaux et laissé à disposition des laboratoires du monde entier, un décompte du nombre de contaminations rendu public... Ce n’est pas rien : la transparence est la sœur jumelle de la démocratie (la démocratie impose la transparence, la transparence n’est possible qu’en démocratie). Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le terme russe qui désigne la fin de l’opacité, glasnost, condensait à lui seul le mouvement de démocratisation du régime soviétique impulsé par Gorbatchev (la perestroïka, plus technique et plus neutre, s’attachant quant à elle à l’élan réformateur).

Jean-Hervé était certes déçu que je refuse la coupe « Mao » qu’il me proposait, mais pas dupe : il était bien conscient que cette transparence chinoise n’était motivée que par la volonté du pays de ne pas déplaire à ses clients, de leur donner des gages de confiance, dans le cadre d'une économie mondialisée dont elle profite (et dépend) grandement. Il ajouta : « Mêmes causes, mêmes conséquences dans la réaction relativement modérée de l’Etat chinois face au mouvement de contestation hong-kongais ».

Business is beautiful

Alors c’est donc ça. On quitte Hobbes, Machiavel et Voltaire pour se diriger avec délice vers le « doux commerce » de Montesquieu. Montesquieu, en termes de tignasse, on fait mieux. Mais c’est vrai que cette tendance de l’imbrication des intérêts économiques entre les nations à encourager la circulation des idées, la paix entre les peuples et la « démocratisation » (Jean-Hervé s’excusa pour cet anachronisme), ça semble coller parfaitement. Ainsi, vous, voyageurs d’affaires (et vous autres qui les entourez), quand vous vous rendez dans l’Empire du Milieu, vous auriez dans vos mallettes autre chose que de juteux contrats payables en yuan : de véritables obligations payables en « démocratie ». Et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, « comme dirait Leibniz », ajouta Jean-Hervé.

Tout ça semble au poil mais il y a une double-lame. Car, en conséquence, on pourrait considérer que la transparence (et donc le respect des droits individuels) peut désormais se passer de structures démocratiques… Auxquelles se substitueraient les enjeux de réputation d'une économie mondialisée. De nombreux leaders populistes, économiquement (ultra) libéraux, politiquement autoritaires, actuellement au pouvoir dans certains pays de l'OCDE pourraient en tout cas reprendre cette thèse à leur compte sur l’air un peu tiré pas les cheveux du : « D’accord, on vous serre un peu le kiki niveau libertés pour lutter contre le terrorisme (ou l’immigration, ou les syndicats, ou le parlementarisme, etc) mais ne craignez rien : le commerce mondialisé nous oblige, les fondamentaux seront préservés ».

Coupons les cheveux en quatre

Le meilleur argument contre ce credo est paradoxalement délivré par la Chine elle-même dans ce combat contre le coronavirus qu'elle mène apparemment « à la manière d'une démocratie » ou, du moins, qui gère cette crise dans un souci d'efficacité, tout en communiquant sur sa crédibilité et son respect des droits individuels... Car enfin, ces 4000 ouvriers mobilisés du jour au lendemain et affectés à la construction d'un hôpital, d'où sortent-ils ? Et ces immeubles d'habitation qui sont cloîtrés, dans quelles conditions s'effectue leur évacuation ? Et ces prises de température inopinées et obligatoires, ces mariages ou tout autre rassemblement « découragés », le confinement autoritaire de près de 60 millions de personnes, ne dépassent-ils pas la limite de l’intrusif ? Et Li Wenliang, médecin et véritable héros qui vient de mourir du virus sur lequel il voulait alerter en décembre dernier, pourquoi et comment l'a-t-on fait taire ?

Jean-Hervé me fit remarquer, à l’unisson du journaliste hongkongais Ming Pao, repris par Courrier International, que la surveillance de la population par l’Etat chinois, prévue non pas pour son bien-être mais pour sa répression, n’avait pas empêché l’extension du virus. Et aussi que la mise en place de dispositifs de contrôle liés au virus pourrait perdurer après son extinction, comme le soupçonne Lily Kuo pour The Guardian… Et quand Jean-Hervé poursuivit en me demandant s’il devait me « faire la barbe », j’ai compris qu’il allait aborder Marx. Je suis parti.